L'histoire de la Tour de Babel
« On projetait pour elle une hauteur prodigieuse : jusqu'au ciel, disait-on. » Voilà ce qu'on rapporte à son propos, écrit saint Augustin à propos d'« elle », dans son célèbre ouvrage De Civitate Dei. Imaginez-vous : une altitude littéralement miraculeuse, au point d'atteindre le ciel ! Le ciel, rendez-vous compte ! « Elle » ? C'est bien sûr, vous l'aurez deviné, de la Tour de Babel que parle l'évêque d'Hippone. « Une tour dont le sommet atteigne les cieux », dit en effet la Genèse. La phrase de la Genèse doit être comprise comme un emprunt critique de l'auteur biblique à la terminologie des inscriptions des temples babyloniens qui lui était à l'évidence familière. De nombreuses inscriptions des temples - autrement dit, de ziggurats - décrivent en effet ceux-ci comme touchant au ciel. Ainsi Nabopolassar, le fondateur, en -626 av. J.-C., de l'empire néo-babylonien, dit-il explicitement d'Etemenanki, la ziggurat de Babylone (c'est elle, la tour de Babel historique), que « son sommet doit atteindre le ciel » et son fils Nabuchodonosor II (-605--562 av. J.-C.) en relève le sommet « afin qu'elle rivalise avec le ciel ».
« Mais, poursuit Augustin, qu'aurait pu faire la vaine présomption des hommes en élevant vers le ciel contre Dieu une pareille masse à une pareille hauteur, eût-elle dépassé toutes les montagnes, fût-elle montée au dessus des nuages ? En un mot, quel tort pourrait faire à Dieu une élévation, si grande soit-elle, de corps ou d'esprit ? » Pourtant Dieu, curieusement, ne vit pas l'affaire d'un très bon œil. Quand ils entreprirent d'édifier leur tour, les hommes auraient pourtant dû prendre garde au ciel : on n'y touche pas impunément. Les constructeurs de Babel auraient dû, en effet, se méfier, car c'est du ciel, entendu comme siège divin, que vint leur punition. Dieu introduisit la confusion dans la langue des bâtisseurs, et les dispersa de par le monde. C'en était terminé de leur ambitieux chantier.
L'interprétation dominante a vu dans cet épisode une manifestation d'hubris, voire de rébellion, contre Dieu. Le souvenir, souvent vague, que l'on garde de ce récit fait qu'on ne se rappelle plus exactement de la cause de l'échec de l'entreprise. Ce qui s'explique aisément, vu le peu de cas qu'en fait la Bible. Un texte bref, quelques lignes, neuf versets à peine, les premiers du chapitre XI de la Genèse. Un texte assez évasif, un peu confus pour tout dire. Un texte pourtant qui a fait couler beaucoup d'encre. Et excité l'imagination de nombreux artistes. Un texte qui a, en effet, suscité d'innombrables représentations, au premier rang desquelles, bien sûr, celle de Pieter Bruegel l'Ancien, qui se trouve au musée de Vienne.
L'épisode de la Tour de Babel est généralement conçu comme un apocalyptique un grand chambardement, un châtiment divin effroyable quoique légèrement poétique, destiné à des êtres avides de pouvoir, rêvant d'unité, de solidarité ; le réflexe exaspéré d'un Dieu dûment nommé Jaloux, courroucé, incapable de supporter qu'on veuille rivaliser de hauteur avec lui. Aujourd'hui nous construisons des gratte-ciel et des tours bien plus haute que ces ziggurats Babyloniennes, Dieu s'étant comme les hommes apparemment assagit il reste silencieux.
Une autre lecture de ce texte magistral (Gen. 11: 1-9) force à abandonner ces stéréotypes, montrant qu'il n'y a une universalité de la condition humaine qu'autant que chacun se distingue au sein de la communauté immense de tous les autres.
Les premiers mots du texte hébreu ne sont pas exclusivement ceux de langue et langage mais, moins abstraits et plus décisifs à la fois, de lèvre, שָׂפָה safah, et paroles, דְבָרִים devarim:
וַיְהִי כָל-הָאָרֶץ, שָׂפָה אֶחָת, וּדְבָרִים, אֲחָדִים.
wa-yéhi cal ha-aretz shafah ehat ou-devarim akhadim
Et c'est toute la terre, une seule lèvre, des paroles unies. » (traduction Chouraqui)
Il n'y a donc pas tant au départ une langue qu'une absence de langue, une impossibilité de parler, un dire clos, puisqu'il faut deux lèvres pour s'exprimer, deux lèvres qui s'écartent l'une de l'autre. Ailleurs, la Bible appelle fendre sa bouche (En Juges, 11 : 36 par exemple). le fait de s'adresser à Dieu et de pactiser avec lui, et le fil de l'épée, son tranchant, est dit également traditionnellement sa bouche. Enfin le mot שָׂפָה safah signifie aussi bord, rivage, rive ; une seule rive consacrant l'impossibilité de traverser, de s'hébraïser donc, (le mot « hébreu » a pour étymologie probable le mot עָבָר 'avar, passer) ; les Hébreux ne pourront surgir qu'une fois Babel dépassée, et son tour accompli.
Les « paroles unies », « paroles unes » littéralement, n'illustrent pas une émouvante unanimité vernaculaire mais l'abrogation de la valeur linguistique, dont Saussure nous apprend qu'en portant la distinction, la différence, l'opposition d'un signe avec tous les autres de la chaîne sémantique, elle donne à la langue de signifier. Dans le Zohar, les « signes d'interruption » qui ponctuent le texte biblique, « suspendent le mouvement pour que la parole puisse être entendue ».(Zohar Berechit I, 15b).
Et l'on retrouve dans le Talmud l'idée corollaire d'une réunion insignifiante, dépourvue à la lettre de signification. « ברייתא Baraïtha [commentaire]: Les mots Souviens-toi (Ex. 20:8) et Observe (Deu. 5:12), /Dieu/ les a dits en une seule parole, qu'aucune bouche humaine ne peut prononcer et aucune oreille humaine entendre. » (Chevou'oth, 20b)
Rachi pour sa part explique que si les « paroles semblables » de l'humanité anté-babelienne peuvent assez banalement s'expliquer comme un même dessein, celui de guerroyer contre l'Éternel pour lui disputer le monde supérieur, il est aussi une « autre explication » : ces paroles pareilles sont « parole unique, définitive ». Des paroles unies, soit une unique parole, sans lendemain, privée d'effervescence et s'enlisant dans son propre écho, une parole glacée, immuable et infaillible.
Rêvant d'une langue infaillible, les bâtisseurs s'installent au cœur d'un vallon que lézarde spontanément le texte biblique : « Ils trouvent une faille en terre de שִׁנְעָר Shin'ar et y habitent ». בִּקְעָה Biq'ah, c'est la vallée, la faille, la fente, de בָּקַע baq'a, fendre, éclore, et se frayer un passage. Les Babéliens ne sont pas hébreux, ils manifestent une crainte naturelle de la migration, ils redoutent l'apparition du verbe hors la langue fendue, éclatée, se regroupent pour éviter que la mortelle morosité ne soit remuée et revivifiée par un surgissement poétique éclaté ; il leur faut bien alors s'acharner à la renforcer, cette langue, colmater la faille en quoi nonobstant ils habitent. Les fils de Noé (les constructeurs de la Tour) nous enseignent ainsi, concernant la faille, qu'on ne la nie qu'à s'y vautrer, et que l'on n'y gît qu'à prétendre la combler ; leur aventure nous démontre surtout que la faille est une incurvation spirituelle, le creuset embrasé de l'insufflation divine.
Car la parole de Dieu s'entend à corroder la glèbe, introduisant de la brise dans la matière pour briser sa plénitude, tel lors de l'animation d'Adam. En ce sens elle crée moins qu'elle ne récrée, aérant, allégeant la pesanteur obligée des êtres et du monde qui les abrite. « Les ciels sont faits par la parole de YHVH : par le souffle de sa bouche, toutes leurs milices. » (Psaumes, 33:6) Si l'on examine ce psaume 33, on constate que le verset 6 est précédé d'une capitale exhortation à la poésie et à la foi, laquelle Chouraqui traduit par adhérence : « Oui, elle est droite, la parole de YHVH ; tout son fait est adhérence. »
« Tout son fait », en un sens toute sa poésie, de ποιέω, poiein, (Le verbe poiein est employé par les LXX pour traduire l'hébreu בָּרָא bara' (créer ) de Gn 1, 1.) faire (il n'est pas interdit de s'aider du grec pour comprendre l'hébreu, les Docteurs eux-mêmes ouvrent la voie). Il est précisément question de poésie au verset qui précède encore : « Poétisez pour lui un poème nouveau, excellez à jouer l'ovation. » La foi-adhérence אֱמוּנָה (émounah, d'où provient « amen ») est poésie, non adhésion :
Si l'adhésion est au sens propre une force qui résiste à la séparation de deux corps en contact, en physique nommée attraction intermoléculaire, l'adhérence est, selon le lexique, l'« état d'une chose qui adhère ». La Tour est ainsi plutôt adhésion, crispation érectile, fixation mortifère (Hadèsion), tendue en vue de résister à la parole dispersante. Un mot du texte laisse entendre par ricochet cette adhésion, lorsque Dieu s'inquiète de ce que les bâtisseurs ont pu déjà « commencer de » faire, et de l'omnipotence à venir qu'annonce ce commencement ; « leur-commencer-de » הַחִלָּם (ha°hilam) se métamorphose en « espace vide » (de même racine: °halal), or on sait que l'une des propriétés du vide est d'empêcher que deux hémisphères accolés puissent être disjoints par la force, comme l'expérimenta en 1654 à Magdebourg le physicien Otto von Guericke, devant la diète de Ratisbonne héberluée.
L'adhérence, elle, est consentement à la prodigieuse implosion, la fission nucléaire de l'épiphanie juive, en même temps qu'elle est le geste qui permet d'en supporter le péril. Job le manifeste qui, après avoir dû subir la pestilence exhalée, la parole-peste (davar-dever) venue d'en-haut, se sort de la délétère aventure grâce à sa seule foi, son hasardeuse longanimité.
L'adhésion est fange où l'on piétine et s'embourbe ; le mortier utilisé par les Babéliens חֵמָר chemar est du bitume, du goudron. L'adhérence est au contraire un roc à quoi l'on s'arc-boute, un rocher (l'un des multiples noms du Dieu d'Israël) auquel on s'agrippe pour survivre à la confusion-dispersion, au décollage, entendu au double sens de fissure, et bondissement : « En mon Elohîm, je saute le muret » (II Sam. 22:30).
Concernant Babel, un autre enseignement essentiel de la littérature rabbinique, qui passe par le biais du roi Nemrod, est que sitôt que les hommes se réunissent par amour de la liberté, ils s'empressent de se donner un maître.
Dans les Pirqé de Rabbi Éliézer, il est précisé des Noachides qu'ils « enfantaient des fils, fructifiaient et croissaient comme un grand reptile, six à chaque portée, ils ne formaient tous qu'un seul peuple, un seul cœur et une seule langue » .
Dans la Muraille, Kafka, comme au fait midrachique de l'épisode, dénonce à son tour le fantasme du savant d'un rassemblement des « forces vives de la nation /.../ pour l'exécution de ce nouveau grand œuvre ». La métaphore ophidienne de Rabbi Éliézer introduit certes le venin haineux et les anneaux enchaînés du nationalisme babélien, le groupe se persuadant de sa cohérence sous prétexte qu'on y parle la même langue ; mais elle se rattache surtout, dénonçant l'animalité de son peuple, au roi Nemrod, l'instigateur de l'affaire.
« Kouch engendra aussi Nemrod, celui-ci commença à être violent sur la terre. Il fut un puissant chasseur devant l'Éternel; c'est pourquoi on dit : "Tel Nemrod, - un puissant chasseur devant l'Éternel !" Le commencement de sa domination fut Babel ; puis Érec, Akkad et Kalné, dans le pays de Senaar. De cette contrée il s'en alla en Assur, où il bâtit Ninive- Rehoboth-Hir et Kélah et Résen, entre Ninive et Kélah - la grande ville. » Genèse, 10:8-12
La première mention de Nemrod, l'un des fils de Koush et arrière-petit-fils de Noé, correspond dans la Bible à l'énumération des principaux empires terrestres, l'Égypte, l'Éthiopie, l'Ionie, la Lydie, la Palestine, la Perse (tiras, que Rachi rapproche de paras), etc. Son nom est donc d'emblée associé à la domination et au partage de la planète, ce que confirme le texte qui le désigne comme le premier conquérant de l'Histoire. Le mot traduisant cette prépotence de Nemrod est guibor, héros, qu'il partage avec « le Tout-Puissant », (haguevourah) (Fete de la Bravoure); le pouvoir vise toujours au-delà de lui-même, et il n'est potentat qui ne cherche à le disputer au divin - lequel échappe souverainement à la maîtrise, jamais maîtrisant parce que jamais maîtrisé. Le vocable pourtant sur lequel il est indispensable de s'arrêter est derechef le « commencer de », dont la racine הָלַל halal s'épanouit en être tué, être percé et, nous l'avons vu, espace vide ; ici c'est une signification annexe de הָלַל °halal qui fait dresser l'oreille : « jouer de la flûte » חליל °hilel, rappelant le serpent encore, non plus tant en ce qu'il est venimeux qu'hypnotisé :
En quoi consiste le charisme dévastateur de ce roi qui peut sans vergogne inspirer à son peuple de grands travaux, se permettre de parler au nom de tous et d'un simple « Allons, bâtissons-nous une ville » déclencher l'enthousiasme général? Quel rapport par ailleurs peut-il y avoir entre un roi et un « vaillant chasseur » ? Rachi l'explique : « /Tel un chasseur sa proie,/ Nemrod capturait la pensée de ses contemporains, en les poussant par ses propos à se rebeller contre Dieu. »
Le pouvoir de Nemrod est une fascination intellectuelle (animale, au sens où c'est l'âme qui est prise aux piège d'un dire) plutôt qu'une domination guerrière ou une inféodation coutumière. Telle sans doute est l'essence du pouvoir, toujours pouvoir-sur (c'est-à-dire envoûtement actif) plutôt que pouvoir-de (faculté dynamique). Le Midrach interprète d'ailleurs le « commencer de » de l'omnipotence royale comme une véritable violation d'emblée
נִמְרֹד; הוּא הֵחֵל, לִהְיוֹת גִּבֹּר בָּאָרֶץ
: «Nemrod profana הֵחֵל (hé°hel) en devenant puissant sur la terre. » (Genèse 10,8)
Ainsi Nemrod ne régnait-il pas sur les Babéliens contre leur gré mais, tel le Joueur de fifre de Hameln, il les ravissait.
הוּא-הָיָה גִבֹּר-צַיִד, לִפְנֵי יְהוָה; עַל-כֵּן, יֵאָמַר, כְּנִמְרֹד גִּבּוֹר צַיִד, לִפְנֵי יְהוָה
Ce fut un vaillant chasseur devant YHVH, et c'est pourquoi l'on dit : Comme Nemrod, vaillant chasseur devant YHVH (Gen. 10:9).
Nemrod était un héros puissant, il avait revêtu le vêtement du premier homme et savait par son moyen tendre des pièges à l'humanité. Rabbi Éléazar dit : Nemrod savait séduire les créatures pour les entraîner à servir les idoles. Il exerçait son pouvoir grâce à ce vêtement et soumettait tous les fils du monde. Il leur disait que c'était lui le Dominateur de l'univers et asservissait ainsi les hommes. Pourquoi se nommait-il Nemrod ? Parce qu'il se souleva מָרַד (marad) contre le Roi Suprême. »
Il ne s'agit pas seulement ici de charmer une cohorte de rats ou une troupe d'enfants ; nous verrons que les Babéliens sont à l'inverse gens singulièrement précoces. C'est la nature même du rapport hiérarchique entre les êtres qui est en question.
L'instrument grâce auquel Nemrod captive les foules, c'est sa tunique, son vêtement, autrement dit ce par quoi il est donné à un homme de s'élever au-dessus de ses semblables (Pascal : « Si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. ») : « Lorsqu'il la revêtait, toutes les bêtes, les animaux sauvages, les oiseaux, apercevant la tunique, venaient et se prosternaient devant lui. Les fils de l'homme croyaient que c'était à cause du pouvoir de sa puissance et firent de lui leur roi. »
Ce sont les attributs imaginaires du pouvoir, ses simulacres, d'autant plus nécessaires ici que le pouvoir réel (la force) fait défaut. Le chancelier fait semblant d'avoir du pouvoir. Le roi au contraire, parce qu'il a la puissance effective, peut se passer de ses signes ou de ses masques : seuls les faibles font semblant d'être forts ; seuls les forts n'ont que faire de le paraître.
Où est contredite l'opinion selon laquelle le chef est investi d'un don particulier, d'une qualité immanente qui justifie sa domination. Sans Hitler, sans Staline, croit-on, le nazisme et le stalinisme eussent été autres, et sans doute même n'auraient-il pas eu lieu. C'est avoir mal observé la pâle figure butée de Nicola Ceaucescu lors de son simulacre de procès, vieillard incrédule, stupide, ne comprenant pas le nouveau cours des événements, lui, le soi-disant génie, et ressemblant à tout sauf à l'auteur froid des monstruosités dont on lui faisait froidement grief. Si le culte de la personnalité est une constante du fascisme, du totalitarisme, ou du populisme, c'est bien afin de voiler la pauvre humanité banale du maître, la vacuité de son « supposé savoir », selon le mot de Lacan, grotesquement exhibé en la pretintaille de l'uniforme. « Le chancelier est grave et revêtu d'ornements, écrit encore Pascal, car son poste est faux. » Et Swift, dans le Conte du Tonneau, de qualifier l'homme de « microcostume », résumant tout son être à son vêtement : « Il est vrai sans doute que ces animaux qu'on appelle vulgairement habillements ou vêtements reçoivent diverses appellations selon leur mode de composition. Ainsi celui qui porte comme garniture une chaîne d'or et une robe rouge et une verge blanche et un grand cheval s'appelle un lord mayor ; si certaines hermines ou fourrures sont placées d'une certaine façon, nous les désignons sous le nom de juge, et, de même, à certaine combinaison appropriée de linon et de satin noir nous donnons le titre d'évêque. »
Ce qui distingue le maître de l'esclave autrement dit, plus radicalement ce qui donne à l'un d'asservir le second, c'est l'habit, rien d'autre. Ce n'est pas même l'habit en sa texture, d'ailleurs, mais en son mirage. La fable se trompe : certes le roi est nu, mais nul ne se gausse ; prince et peuple, tous en chœur subjugués, se persuadent du moiré de son vêtement et applaudissent comme des enfants aux colifichets versicolores du pouvoir, d'autant plus chatoyants que son règne s'annonce grisâtre. Dans « Nemrod », se tiennent tapis le léopard et la panthère נָמֵר (namer), cruels, et bariolés נִמֵר (nimer).
D'où נֱמרוֹד Nemrod tenait-il sa tunique ? Dieu la confectionna pour Adam après sa chute. Les commentaires divergent ; selon certains textes, il s'agissait de la peau perdue par le serpent, transmettant avec elle son habileté dialectique et sa puissance de persuasion. Ailleurs on la dit belle comme la perle et l'onyx, lisse comme l'ongle et comme lui collée à la peau, afin d'insister sur l'incontournable uniformité humaine qu'aucun travestissement ne saurait vraiment annihiler. Ailleurs encore on en revient à l'animalité de l'affaire, et l'on décrit une chemise sur laquelle tous les animaux et les oiseaux de la terre sont représentés. Or « les foules ne pouvant penser que par images, écrit Le Bon dans sa Psychologie des foules, ne se laissent impressionner que par des images. Seules ces dernières les terrifient ou les séduisent et deviennent des mobiles d'action. »
Cette tunique hypnotique accompagna Noé dans l'arche, lequel la remit à Cham qui la laissa à son petit-fils Nemrod en héritage. Koush déjà, le père de Nemrod, désigne l'Éthiopie et signifie en hébreu le fuseau, qui tisse la tunique, et la broche qui la retient.
Dans le Tseenah ureenah (le Commentaire sur la Torah) enfin, on en reste à la pure dimension sentimentale, éthique, d'une vertu qui étoffe plutôt qu'une vêture qui étouffe : « Bien qu'/Adam et Eve/ aient déjà commis le péché, le Saint, béni soit-Il, fit preuve de miséricorde et Il les revêtit de chemises. »
Conclusion ? Nemrod ne fut fait roi que parce que ses sujets le croyaient tel. Du coup, de lui prêter bêtement serment d'allégeance, ils se transformèrent en bêtes, révèle l'Apocalypse grecque de Baruch, comme pour se donner raison et justifier a posteriori son empire. « Et il me montra à l'intérieur du ciel une plaine; et il y avait, demeurant là, des hommes avec des faces de bœufs, des cornes de cerfs, des pieds de chèvres, et des hanches de moutons. /.../ Mais je dis : "Je t'en prie, explique-moi qui sont ces hommes." Et il me dit : "Ce sont ceux qui ont bâti la tour du combat contre Dieu, et le Seigneur les a dispersés." »
Nouvel enseignement quant à la nature du pouvoir : il n'est de pire maître que l'esclave. « Rabbi Akiba dit: /Les Babéliens/ écartèrent de sur eux le Royaume des Cieux et firent de Nemrod leur roi, lui un esclave fils d'esclave! Tous les fils de Cham sont des esclaves. Malheur au pays sur lequel un esclave est fait roi, ce qui est énoncé : "/La terre tremble .../ quand un esclave se met à régner" (Pro. 30, 22). » (Dans les Pirqé de Rabbi Éliézer, chapitre 24).
En d'autres mots, quel plus fidèle sosie possible du prince que le pauvre, comme chez Twain ? Quelle image l'esclave contemple-t-il dans son maître sinon la sienne propre ? Quel maître plus terrible pour l'esclave que sa sujétion même, de quoi est-il plus prisonnier que son esclavage, son assentiment à sa condition maudite ?
Si Hegel prétend que c'est l'inquiétude seule qui fonde la soumission, la Cabale rétorque que c'est la soumission, allègre d'abord, qui désire et engendre ensuite l'inquiétude. Car les Noachides choisissent, dit le Zohar , de se bâtir en Babel un objet d'adoration, dahala en araméen, littéralement un « dieu-terreur ». Et dans « Nemrod » se laisse entendre מוֹרָא mora, le tremblement de la « crainte » et le délicieux frémissement de la « vénération ».
Toute la puissance de Nemrod tient dès lors dans l'amour démesuré que lui portent ses serfs, dans cette ferme croyance en une réalité du pouvoir que partagent les esclaves et les maîtres, qui sont les mêmes.
Le Midrach indique bien que c'est le discours des sujets qui fonde le pouvoir dialectique du roi, par une sorte de maïeutique asservissante, une logique sournoise du « Si ce n'est toi... » : « Nemrod prenait les créatures au piège de leurs paroles, et comme lui Ésaü, prenait les créatures au piège de leurs paroles. Il disait /à l'accusé/ : La servitude n'est pas seulement volontaire, elle est atrocement jouissive, au point qu'il la faut rendre terrifiante pour pouvoir l'adorer tranquillement, ne plus redouter l'inexistence et le peu de poids qu'elle risque à tout moment de révéler.
On ne pouvait poser de plus pessimiste manière la liberté humaine, ni plus crûment décrier son usage pervers.
Ouvrir les oreilles
Un rite biblique prévoit précisément le cas d'un esclave qui refuserait de se séparer de son maître après les six années de service au-delà desquelles la Loi enjoint sa libération. Cela se nomme « l'oreille percée ». « Et si l'esclave dit : "J'aime mon maître, ma femme et mes enfants, je ne veux pas être affranchi", son maître l'amènera au tribunal, il le fera approcher près de la porte ou du poteau ; et son maître lui percera l'oreille avec un poinçon, et il le servira pour toujours. »
La chose semble un brin barbare, sans doute pour souligner comme un homme qui refuse son indépendance se range de soi avec les bêtes aumailles, puisque ce qui est censé distinguer l'homme de la vache, c'est justement sa soif de liberté. Mais les commentaires rétablissent subtilement la haute valeur éthique de ce paragraphe, à l'avenant de la législation biblique de l'« esclavage » dans son ensemble, si finement tramée de détails invalidants, de statuts d'exception, de possibilités de recours et de règles de compensation. Il faut lire l'ensemble du commentaire de Rachi sur la vente par un homme de sa fille comme esclave, c'est-à-dire symboliquement sur la servitude coutumière que le mariage constitue pour la femme antique, afin de mesurer l'extrême modernité du judaïsme en matière d'« égalité des sexes » et de « droits de la femme ».
Il n'y a ainsi aucune commune mesure entre la condition d'esclave dans la Bible et par exemple l'ilote à Spartes, l'hectèmore (métayer imposé au sixième "sizenier" menacé d'esclavage en cas de non paiement) que Solon viendra affranchir, ou « l'instrument animé » d'Aristote, pour qui l'esclavage, on le sait, est la condition à laquelle est destiné par nature le Barbare. Le devoir du maître, dit le Talmud est d'assurer le bonheur de son esclave, au point que cette tâche en devient un véritable esclavage ! « Baraïtha : Parce /que ton esclave/ a été heureux avec toi (Deu. 15:16). Il faut comprendre /qu'il doit être/ avec toi quand tu manges et quand tu bois. Tu ne dois donc pas manger du pain blanc alors que /ton esclave/ mange du pain noir, tu ne dois pas boire du vin vieux alors qu'il boit du vin trop jeune, dormir sur un matelas de laine tandis qu'il dort sur la paille. C'est pourquoi acheter un serviteur hébreu, disent les sages, équivaut à se donner un maître. » ( Kiddouchin, 22b).
La différence faite entre l'esclave hébreu et l'esclave païen est à nouveau purement éthique. L'Hébreu a adhéré à l'alliance, par quoi se justifie l'obligation de lui percer l'oreille. Cet homme qui a entendu au Mont Sinaï : « Car c'est à Moi que les enfants d'Israël seront des serviteurs» (Lév. 25:55), et qui néanmoins s'offre en esclavage à autrui, à un autre que Dieu, « qu'on lui perce donc l'oreille ! » lance avec colère Rabbi Johanan ben Zakaï. Puisque il semble souffrir d'un défaut d'audition, que sa surdité soit entamée, et que désormais s'ouvre son oreille !
Le serviteur cananéen n'a pas moins de droits que l'Israélite, mais il relève d'une autre législation (puisqu'il ne croit pas en Dieu, source de la Loi hébraïque), laquelle au demeurant est plus légère. Cela indique que si la Loi est universelle, si elle protège indistinctement ceux qui la reconnaissent et les autres, elle ne s'applique ordinairement qu'à l'homme qui lui a donné son libre assentiment. L'étranger relève de l'exception juridique, laquelle n'est pas un statut d'infériorité mais de moindre obligation, de la même manière que les Noachides ne sont tenus d'observer que sept principaux commandements (ne pas tuer, ne pas voler, etc.), quand les juifs portent le fardeau de 613 obligations et interdictions énumérées dans la Torah. Pour donner un exemple, l'esclave cananéenne est immédiatement affranchie si par accident son maître la blesse à l'œil ou à l'oreille, tandis que l'esclave israélite reçoit une compensation, et n'est autorisée ensuite à « sortir » qu'après six années de service, ou bien jusqu'à sa puberté, ou encore jusqu'à l'année du Jubilé, selon l'éventualité qui se présente vite. Le « pour toujours » du verset 6 est dès lors faussement interminable. « ET IL LE SERVIRA POUR TOUJOURS. Jusqu'à l'année du Jubilé. Ou peut-être לעולם le'olam, POUR TOUJOURS dans le plein sens du mot ? C'est pourquoi le texte précisera : Et chacun retournera à sa famille (Lév. 25:10). Ce qui nous indique qu'une période de cinquante années est appelée 'olam, TOUJOURS. Ce n'est donc pas pendant cinquante années complètes qu'il devra servir. Il ne le servira que jusqu'à l'année du Jubilé, qu'elle soit proche ou éloignée. »
L'esclave amoureux de son joug doit tout d'abord être conduit devant un tribunal, c'est-à-dire un tiers extérieur à la dialectique infernale, qui juge selon le droit sans souci de la jouissance du serf drogué. Rachi précise que l'esclave doit alors prendre avis auprès de ceux qui l'avaient vendu à son maître. L'esclave autrement dit doit se référer à ceux pour qui son esclavage relève du pur droit commercial, qui par conséquent ne sauraient avoir aucune part dans sa perversion (son amour pour son maître). À rebours de l'analyse marxiste, le commerce n'est pas à la base de l'aliénation humaine ; il permet au contraire de fournir une référence invariable, rationnelle, et indépendante des rapports humains qui en sont naturellement et domestiquement dépourvus. Et le service dû à Dieu seul n'est pas une servitude exclusive mais, comme l'écrit Lévinas dans L'au-delà du verset, une irréversible garantie de liberté : « Comme si le moi humain pouvait signifier la possibilité d'une appartenance non aliénante et s'exalter à la liberté par cette sujétion même. »
en premier. C'est une autre manière de dire que l'esclavage est amené à finir au plus.
L'esclavage des Babéliens se traduit lui par un labeur obsessionnel, sans contrat de travail autre que l'amour du maître, et où la matière, en l'occurence les matériaux utilisés pour bâtir la Tour, dicte ses lois à l'esprit.
La brique et le mortier.
וַיֹּאמְרוּ אִישׁ אֶל-רֵעֵהוּ, הָבָה נִלְבְּנָה לְבֵנִים, וְנִשְׂרְפָה, לִשְׂרֵפָה; וַתְּהִי לָהֶם הַלְּבֵנָה, לְאָבֶן, וְהַחֵמָר, הָיָה לָהֶם לַחֹמֶר
« Ils se dirent l'un à l'autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. » (Genèse, 11:3)
Les briques sont des « tuiles », glose sobrement Rachi en utilisant un loaz (une « étrangeté »), un mot français transcrit en hébreu. Parler tous une même langue, pense-t-on, c'était le pied ! Mais non, rigole Rachi, c'était la tuile ! La tuile qui couvre les toits et empêche l'eau d'infiltrer les voliges.
L'ambitieux Nemrod, persuadé que Dieu ne séjourne que dans les eaux d'établir son propre empire sur la terre et jusqu'au ciel. Or l'eau est régulièrement assimilée aux paroles de la Torah dans le Talmud. Les tuiles de la Tour contre l'eau de la Loi : « Selon R. Juda, le jour où tombe la pluie est aussi grand que le jour où la Torah nous fut donnée, car il est dit : "Que ma doctrine se répande comme la pluie" (Deu. 32:2) : la doctrine, c'est la Torah - Car je vous ai donné une bonne doctrine, ne rejetez pas ma Torah (Pr. 4:2). /.../ R. Hanina b. Idi a dit : Pourquoi les paroles de la Torah sont-elles comparées à de l'eau dans le passage Portez de l'eau à ceux qui ont soif (Is. 21:14)? C'est pour t'enseigner ceci : de même que l'eau coule d'une hauteur vers un lieu plus bas, ainsi les paroles de la Torah ne sont retenues que par un esprit modeste.
Le mot brique en hébreu בֵנָה (levenah) renvoie au linge לְבָנִים (levanim), à la tunique de Nemrod si l'on veut, et à l'arbre, au bouleau plus exactement לְבָנָה (levanah) "blanc ou la Lune"; en « Koush » déjà s'élevait l'arbre, l'axe, la tige. La colonne ? « La génération de Babel affirmait : "Après mille six cent cinquante-six ans, le ciel s'affaiblira; alors, nous construirons quatre hautes colonnes de briques de chaque côté afin que le ciel repose dessus et ne s'affaisse pas." Ils ajoutèrent : "Nous construirons une haute tour jusqu'au ciel ; nous y monterons et taillerons des fenêtres afin que les eaux s'y écoulent et que Dieu ne puisse plus provoquer de déluge." (Tseenah ureenah, lection Noah sur Gen. 11:4.2)
À la différence d'avec la génération du Déluge, les constructeurs ne furent pas anéantis. Leur acte ne partait-il pas, somme toute, d'une bonne intention ? Ils entendaient ouvrir des fenêtres, aérer le péché et se préserver de la rigueur divine. Il faut donc rejeter l'idée si répandue d'une sanction infligée par Dieu .
À l'instar d'un homme dérobant une lime en vue de scier les barreaux de la prison dans laquelle il ira... pour ce simple vol, la cause ici réfute son effet. Les maçons ne furent pas dispersés pour avoir bâti la Tour : ils l'érigèrent naïvement pour ne plus être soufflés.
Ainsi le Midrach (Cf. Berechit Rabba, Noah, 38:8.) lie-t-il le verset : « De peur que nous ne soyons dispersés sur la surface de toute la terre » (Gen. 11:4), qui déclenche le cercle vicieux babélien, à l'ineptie du lapsus, à la conséquence stupide et désastreuse d'une parole inconséquente : « La bouche du sot est sa ruine. » (Pro. 18:7)
D'ailleurs l'étrange mot-à-mot des matières employées dans la construction insiste d'abord sur cette bêtise des bâtisseurs : Le mortier, חֵמָר chemar, est aussi l'âne, חֲמוֹר chamor, tandis que חִמֱר chimer signifie faire avancer un animal. Ce n'est pas tout, חֹמֶר chomer désigne à la fois l'argile, la glaise, et le tas, l'amoncellement. Le même mot est employé à propos de la seconde plaie d'Égypte, lorsque les grenouilles sont entassées « par monceaux », qu'elles se mettent à pourrir et infectent le pays. חֹמֶר chomer correspond, par opposition à l'esprit רוּחַ (roua°h), à la matière, comme aussi au joyau et à la parure. Le signifiant « mortier » dénonce un leurre, celui universel d'une magnificence de la communauté rassemblée, entassée, que sa splendeur grégaire immortalise et préserve de la décomposition.
La polysémie hébraïque interdit néanmoins de s'en tenir à la seule interprétation négative. Le texte lui-même ne le permettrait pas. Le troisième verset du chapitre 11 recèle en effet, telle une chasse sa relique, une ambiguïté majeure qui étincelle avec la brique et se concrétise dans le mortier.
Genèse 11, 3 :
וַיֹּאמְרוּ אִישׁ אֶל-רֵעֵהוּ, הָבָה נִלְבְּנָה לְבֵנִים, וְנִשְׂרְפָה, לִשְׂרֵפָה; וַתְּהִי לָהֶם הַלְּבֵנָה, לְאָבֶן, וְהַחֵמָר, הָיָה לָהֶם לַחֹמֶר
« Ils disent, l'homme à son compagnon : "Offrons, briquetons des briques ! Flambons-les à la flambée !" La brique est pour eux pierre, le bitume est pour eux argile. » (traduction Chouraqui):
Rachi interprète la solidarité des fils de Cham comme une alliance des peuples ; l'homme à son compagnon, l'un à l'autre, cela veut dire « l'Égyptien à l'Éthiopien, l'Éthiopien à Pout, Pout au Cananéen ». La belle chaîne humaine que Babel ! Comme elles paraissent enviables, ces nations qui se parlent et s'entendent, coopèrent, projettent et travaillent ensemble, et qui s'aiment ! Car « les gens de la génération de Babel s'aimaient beaucoup les uns les autres ; une parfaite entente régnait entre eux ; c'est pourquoi ils furent épargnés. » (Tseenah ureenah, lection Noah sur Gen. 11:4.)
Plus exactement, ils aiment en eux la communion qui les rassemble, ils adorent les briques qu'ils fabriquent et qui les tiennent cimentés dans la ferveur du labeur collectif. « Quand un homme tombait et se brisait le cou, on ne s'en souciait pas car il y avait des milliers d'hommes qui portaient des briques. Par contre, quand une brique tombait, tout le monde était très affligé; les travailleurs se lamentaient en disant : "Quand donc une autre brique sera-t-elle posée au même endroit ?" »
Pourquoi les Babéliens ont-ils besoin de faire des briques ? « Faute de pierre, dit Rachi, Babel étant dans la vallée. » Dans la faille initiale ne se trouve point le matériau brut, qui ne nécessiterait aucun travail, nulle coopération, nulle transformation autre que celle, inutile, purement voluptuaire, du statuaire. Ou plutôt, seuls le travail et l'effort pluriels abolissent le vertige d'une déchirure primitive entre les individus et au cœur de chacun d'eux, extranéité de chaque-un à tous les autres que rien ne saurait occulter complètement, de sorte qu'il ne manque pas de poindre à nouveau, ce vertige, dès l'ouvrage empêché, sous la forme raciste de la guerre, ce dont tout l'épisode de Babel est la parabole condensée.
Dans le vigoureux «Offrons !» de Chouraqui, qui est «Allons !» ailleurs, הָבָה havah en hébreu, Rachi voit « une invitation à se préparer tous ensemble soit pour travailler, soit pour délibérer, soit pour porter un fardeau. En français : appareiller. »
De הָבָה havah s'approche הִבִהֶב hivihev, qui signifie bien roussir, griller à petit feu, mais également scintiller, vaciller, toujours parlant d'une flamme, puis plus généralement hésiter, flotter, vaciller clignoter... הָבָה Havah, le mot coule entre les lèvres, fuite d'air, filament fluide ; il commence et se termine par un h aspiré, la lettre
ה hé, laquelle « contrairement aux autres lettres, n'accroche pas la langue » (Berechit Rabba, Berechit, 12:10. 25) déclare le Midrach. Souffle avivé d'une valve ouverte, le mot הָבָה havah se meut et évolue au loin, il appareille, et insensiblement le signifié lui-même vacille, hésite, glisse, s'échappe, passant de l'offrande הַבִהִב (havihiv) à l'effroi הַבֶהַלַה havehalah, « action de troubler, d'effrayer », autant dire de la certitude réconfortée du don commun à l'étrange inquiétude que transportent à leur insu les gestes, les mots, et les alliances.
Le travail de la brique est principalement une cuisson au feu ; חָמַר chamar, d'où vient le mortier, correspond à brûler, consumer bouillir; il y a là la reconnaissance d'une filiation, puisque חוֹם °hom, la chaleur, évoque הָם °ham, entendez Cham, le grand-père de Nemrod. Il y a enfin l'ivresse de la foule et le tumulte fiévreux de la fête, puisque הֵמֵר °hemer veut dire le vin et חוֹם °hom, encore, la fièvre.
Le « Flambons-les à la flambée ! », surtout, achève de poser l'ambivalence de la réalisation babélienne ; שַׁרָף saraf, brûler, flamber, est en même temps homonyme de l'ange et du reptile, du séraphin et du dragon, c'est-à-dire, et sans plus tergiverser, de l'entre-deux bâtard qu'est l'homme, comme le mortier du même nom.
Couper le cordon
On aurait tort de mépriser les Babéliens; ils sont nos frères, en un sens, et nous renvoient notre image. Les rabbins du Zohar n'hésitent pas à se comparer à eux : « Parce que ces hommes avaient un même vouloir et un même cœur et qu'ils parlaient la langue sainte, "aucun dessein ne sera irréalisable pour eux", au point que le jugement (din) de l'En-Haut n'avait aucun pouvoir sur eux ; quant à nous les compagnons, qui nous consacrons à l'étude de la Torah, nous qui avons un seul cœur et une même volonté, à quel point /cette puissance nous revient- elle/! » (Noah, 76b.)
La littérature rabbinique ne se contente pas de lire dans l'épisode de Babel une fomentation gigantesque, un « dessein plein d'orgueil » (Kristeva) qui n'appartiendrait qu'à une camarilla de téméraires ambitieux, que nous devrions plaindre aujourd'hui, ou dont on pourrait impunément se gausser. La lecture midrachique, moins optimiste, traite globalement d'une « génération de Babel », et le Zohar, plus radical encore , conçoit Babel comme une nouvelle genèse, (Entendant sans doute dans « le commencement (rechit) de sa domination /de Nemrod/ fut Babe » (Gen. 10:10, autant dire le mode d'être de l'homme). «Et toute la terre avait une unique langue et des paroles semblables, un écho du célèbre Berechit primitif.
Le monde alors avait un seul fondement, un unique principe et une unique racine, ainsi qu'une confiance unanime dans le Saint, béni soit-Il. Mais il est écrit : Et il y eut que les hommes se déplacèrent depuis קֶדֶם qedem /l'Est/ : c'est-à-dire qu'ils s'éloignèrent de l'origine, ou principe du monde, qui est la confiance absolue. Et ils trouvèrent une vallée : ils découvrirent l'existence מציעא (metzia) et ils sortirent à cause d'elle de dessous la confiance suprême. »
Au Levant est sis l'idyllique Éden, dont s'éloignent les hommes à la recherche d'autre chose, ce que le Zohar qualifie tout bonnement d'existence. Cette migration primitive passe par un lieu de décomposition de l'origine, afin que naisse le monde. Babel est en quelque sorte un état second, entre le paradis ultra-grégaire d'où l'on vient et la vie, simplement, qui advient. Babel est comme la gestation perverse du monde, l'épreuve décisive dans quoi trempent les hommes pour ne plus s'y retrouver, jusqu'à ce que la fantaisie d'un retour aux sources soit à tout jamais discréditée. Si Babel n'avait pas eu lieu, les hommes pourraient raisonnablement penser possible la réintégration du paradis perdu où se pratique le langage angélique ; depuis Babel, ils se voient marqués au sceau indélébile de la corruption verbale, la plus tenace impureté qui soit puisque comme conclut le Zohar : « Il apparaît finalement que tout dépend des paroles de la bouche. »
On peut parler d'un anarchisme métaphysique des Babéliens, au sens propre d'un déni de l'origine (archè, « commencement » et « commandement »), d'une volonté de maîtrise radicale du « commencer de » dont je traite plus haut. Si la première lettre de la Bible, initiale du fameux « Au commencement », est la seconde de l'alphabet, c'est afin de contrecarrer d'emblée, dès l'origine, le principe même d'une origine qui se suffirait à soi-même, anhistorique, autogénésique, d'une origine originelle absolument.
La génération de Babel se caractérise ainsi par une précocité excessive, chaque mouvement s'évanouissant dans sa propre hâte. «Une femme qui fabriquait des briques au moment d'enfanter ne fut pas autorisée à s'interrompre, et elle accoucha pendant qu'elle fabriquait des briques. Et portant son enfant dans ses langes, elle fabriquait des briques. » (Apocalypse grecque de Baruch, op. cit.)
Comme si le temps édénique et puéril de l'union au divin (lorsque la Pensée de l'En-Bas « tète » celle de l'En-Haut, exprime la Cabale) faisait place, avant que ne survienne la temporalité fluide du vivant accompli, à une atemporalité absurde, chargée de subvertir le fantasme vivace (nommé volapük ou espéranto) d'une antériorité langagière fabuleuse, d'une entente parfaite qui mette fin, enfin! à l'ensemble des malentendus que charrie la tumultueuse diversité humaine.
D'où ce conte stupéfiant que le Tseenah ureenah reprend au Midrach :
« Le Midrach Rabba écrit: La génération de Babel finit par être corrompue car elle était devenue trop riche. Les gens coulaient des jours heureux, sans connaître la moindre difficulté. Rabbi Levi raconte : Une femme avait un enfant en trois jours. Les rabbins disent même qu'on enfantait en un jour ; à peine venu au monde, le nouveau-né marchait et il avait l'intelligence de se rendre là où on lui disait d'aller. À sa naissance, il était envoyé à la recherche d'un couteau pour couper son cordon ombilical. S'il naissait de nuit, on l'envoyait chercher du feu la nuit afin de pouvoir lui sectionner le cordon. Une histoire raconte qu'une femme envoya son petit enfant chercher du feu la nuit afin de pouvoir sectionner son cordon. Il rencontra un démon qui dit à l'enfant : "Va et dis à ta mère que le coq a poussé son cri. S'il ne l'avait pas poussé, je t'aurais tué." Le fils répliqua : "Si ma mère m'avait déjà coupé le cordon, eh bien, dans ce cas, c'est moi qui t'aurais tué."
Ils n'avaient aucune peur des démons. »
Lection Noah sur Gen. 11:4
Première surprise : le bonheur régnait à Babel. Tel qu'en un vaste ombilic fœtal, la nourriture était fournie à profusion ; la tour (migdal) est un silo délicieux (megued, « douceur, délice ») qui regorge de friandises (migdan). Un rabbi du Zohar pose la question légitime : « Comment ces hommes ont-ils pu être assez fous pour se révolter contre le Saint, béni soit-Il, et qui plus est, avec une telle unanimité ? » ; il lui est répondu : « Ils se dirent que là était le meilleur endroit auquel ils puissent s'attacher. /.../ La nourriture du monde est ici donnée en abondance, tandis que c'est avec difficulté que de l'En-Haut, le monde peut tirer sa subsistance. »
Le temps n'avait en outre pas de prise sur les êtres, qui prenaient fort peu le temps de naître. Le Zohar qualifie ainsi la vallée de Shinear d' «extrémité des jours », paraphrasant l'expression qui clôt le Livre de Daniel : « Et toi, marche vers ta fin ; tu te reposeras, et tu seras debout pour ton héritage à la fin des jours. »
La peur dès lors n'existait pas, et les démons eux-mêmes, déconfits, devaient renoncer à la montée du jour à effrayer les plus jeunes à leur tour menaçants. Les démons ne sont que les représentants de la vivacité terriblement agressive du temps ; dans le Zohar on oppose à propos de Babel la langue intemporelle des anges à la fugacité de l'apparition des démons : « Les constructeurs d'édifices parlaient la langue sainte, car les anges du service la comprennent et ne parlent même aucune autre langue ; c'est pourquoi le texte dit Maintenant /qu'ils parlent une même langue/ rien ne leur sera irréalisable (Gen. 11:6). Car s'ils s'étaient exprimés dans une langue que les anges supérieurs ne comprenaient pas, le dessein qu'ils voulaient mettre à exécution aurait été entravé et cela, parce que /contrairement à l'œuvre des anges/, l'œuvre des démons ne subsiste qu'un seul instant, juste pour que les hommes l'aperçoivent et pas plus. » Dans le Talmud , le démon (ched) est comparé au sein maternel (chad) : comme le sein qui fournit au nourrisson toutes les variétés possibles de saveurs, le démons revêt toutes les formes et toutes les couleurs. Et comme la « durée vraie », « continuité indivisible de changement » selon la définition de Bergson dans "La pensée et le mouvant," il est protéiforme, fluide, insaisissable, en perpétuel chatoiement.
En un mot et à la lettre, la génération de Babel avait conçu l'entreprise follement narcissique de tuer le temps, à la seule fin, on l'aura compris, de faire mourir la mort. Un fragment talmudique décrit une monstrueuse Rome babélienne qui y serait parvenue, des forteresses invraisemblables s'y dressant à chaque coin de rue de toute la hauteur de leurs 365 étages. Lévinas qui a commenté ce texte dans "À l'heure des nations", a négligé l'une de ses dimensions capitales, et qui se rapporte directement à ce dont l'on traite ici, à savoir la temporalité en tant qu'elle est résolument niée et qu'on la désire vitrifier. « La grande cité de Rome a trois cent soixante-cinq rues ; dans chacune d'elles sont trois cent soixante-cinq forteresses ; ces forteresses ont chacune trois cent- soixante cinq étages, et à chaque étage il y a de quoi nourrir le monde entier. » (Pessa°him, 118b).
Difficile de ne pas voir dans cette récurrence entravée du nombre 365, non pas seulement « une science aveuglée par les règles techniques qu'elle dictait » (Lévinas), mais plus radicalement le disque rayé du figement du temps - de l'année - en une géographie urbaine hallucinatoire, laquelle va de pair, tout comme Babel, avec la profusion infinie des choses terrestres, et surtout la disparition des âmes. Cette Rome insensée du Talmud de laquelle ne nous parvient aucun murmure étant singulièrement déserte, un peu à l'image de la Città idéale de Francesco di Giorgio Martini (1439-1502) - exposée au Palazzo Ducale d'Urbino -, aux arcades éventées, aux angles épurés, aux fenêtres aveugles, comme éventrées et d'où pend çà et là une légère broussaille, telle qu'en les fissures d'une ruine, pour indiquer peut-être qu'elle est irrémédiablement déshumanisée.
Dans Les armes de la ville, narration miniature de la guerre civile des Babéliens, Kafka esquisse cet enchevêtrement précis, entre la rétention du temps qui prévaut lors de la mise en œuvre du chantier, et la boursoufflure conflictuelle qui enfle et éclate telle une conduite obstruée : « Au début, quand on commença à bâtir la Tour de Babel, tout se passa bien ; /.../ il semblait qu'on eût des siècles devant soi pour travailler à son idée. Bien mieux, l'opinion générale était qu'on ne saurait jamais être assez lent ; il eût fallu la pousser bien peu pour avoir peur de creuser les fondations. /.../ Une fois saisie dans sa grandeur l'idée ne peut plus disparaître : tant qu'il y aura des hommes il y aura le désir, le désir ardent, d'achever la construction de la tour. Or, à cet égard, l'avenir ne doit préoccuper personne. /.../ De telles idées paralysaient les forces, et plus que la tour, on s'inquiétait de bâtir la cité ouvrière. Chaque nation voulait le plus beau quartier, il en naissait des querelles qui finissaient dans le sang. »
Le temps et la mort, on le sait, accablent les hommes depuis le premier péché. Héritier de la tunique d'Adam, le tout-puissant Nemrod s'est cru dépositaire de l'immortalité qui avait bêtement glissé des doigts de son aïeul, pour une histoire de friandise justement, une simple lichée de pomme.
Les mots du chapitre 10 de la Genèse qui enlacent et érodent le valeureux Nemrod sussurent en leur écho hébraïque à la fois la teneur de son délire et l'impossibilité nécessaire de son accomplissement : Résen, l'un des quelques lieux-dits de son empire, traduit la bride (ressen), le frein que les Noachides prétendent imposer à l'écoulement des jours34 ; Rehoboth, autre apanage, décrie spontanément la chose et prévoit la chute de l'épisode (la parturition du monde, l'apparition du temps), ra°hav signifiant se dilater, s'ouvrir largement; le chasseur (tsaïd) qu'est Nemrod renvoie aux provisions (tseidah) de Babel ; Érec traduit le désir d'un temps sans fin (arakh, durer, se prolonger); Ninive rassemble les signifiants épars de l'aventure : la descendance (niv) d'Adam à Nemrod, la demeure (navah) dans le nombril de Shinear, le pâturage (naveh) des bêtes de somme que sont les serviles Babéliens, le narcissisme du « Faisons-
34 Selon le Midrach (Berechit Rabba, Berechit, 13:9), un fleuve de Babel se nomme Abasourdissement, qui vient inonder la terre tous les quarante ans seulement.
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nous un nom ! » (navah, être beau), et l'issue désastreuse du songe, enfin, lorsque le temps réclame ses droits (niouv, déclin, dégénérescence).
Quant au Ir de Rehoboth-Ir, y résonne la dimension humaine, entre l'ange ('ir) et l'ânon ('aïr) ; la Bible ne manque pas d'indiquer l'hybridité géographique du royaume de Nemrod : « De cette contrée il s'en alla en Assur, où il bâtit Ninive-Rehoboth-Ir et Kélah et Résen, entre Ninive et Kélah - la grande ville »; ces derniers mots, hi ha'ïr hagedolah, laissant entendre en français le haïr, celui que l'on a spontanément de soi (souvent associé à la condition juive), lorsque les autres font preuve à votre égard de... leur amour éperdu d'eux-mêmes. Tandis que de Kélah à Ninive c'est la vie qui s'en va, irrémédiable, entre la fraîcheur (kela°h), et la décomposition (niouv).
6/ Du hiératique à l'erratique
Quelle différence fondamentale y a-t-il entre la langue babélienne, celle des Noachides avant leur dispersion, et Finnegans Wake (cité ici en ce qu'il est le parangon moderne de la littérature, la Bible en étant le fondement, en Occident du moins), merveille post-babélienne par excellence35 dont la seule possibilité manifeste que quelque chose, depuis lors, entre deux pulsations du temps, a eu lieu ? Quelle langue, d'abord, parlaient les fils de Noé, si sclérosée qu'elle leur valut de perdre la ziggourat qui devait leur faire frôler les nuages ?
La première leçon des textes juifs est, à rebours, que cette langue ne fut pas métissée pour sa consécration (ce n'est qu'aujourd'hui, Babel effondrée, qu'un tel enthousiasme est de mise) mais en vue d'endiguer sa toute puissance, étant langue divine. « Si tu demandes : Pourquoi leur langage fut-il confondu ? Sache que tous parlaient la langue sainte, or cette langue était pour eux un auxiliaire, car pour la prière et /plus généralement/ pour l'énonciation de la
35 Juste avant l'ahurissant dialogue entre Jute - le juif muet ? - et Mutt - la mère (Mutter) profère (utter) ? -, Joyce inscrit: « The babbellers with their thangas vain have been (confusium hold them!) they were and went... » Ce peut être : Les babillards de Babel et leurs cho-pro-ses furent vains (qu'ils soient déconfus!) allèrent et vinrent.
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bouche, les mots de /l'hébreu/ expriment vraiment l'intention du cœur. C'est en cela que la langue sainte leur fut un auxiliaire eu égard à l'édifice qu'ils voulaient ériger. Aussi leur langage fut-il confondu de façon qu'ils ne puissent plus affermir leur volonté en faisant usage de la langue sainte. À partir du moment où leur langage subit ce bouleversement, ils ne réussirent plus à mener à bien leur entreprise, dans la mesure où les puissances de l'En-Haut ne savent ni ne comprennent aucune langue hormis la langue sainte. Une fois que le langage des hommes fut confondu, leur puissance s'affaiblit et leur entrain fut brisé. »36
Deux préjugés au moins sont ici battus en brèche. Le premier se rapporte
à l'origine prétendument commune des hommes, perdue et à réintégrer, lorsque
l'amour prévalait sur la haine. L'une des grandes leçons de la Bible est que si
l'amour du différent est souhaitable, c'est bien que la haine du semblable le
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précède d'éternité
souhaiter qu'ils ne s'entendent pas trop (il faut aimer le différend), ni surtout qu'ils se prennent pour des dieux, ce qui tourne toujours mal. Ainsi, tous les hommes ne sont point frères d'avoir le même père, mais de ce que ledit Adam était nomade par essence, exilé d'emblée et sa filiation, en conséquence, indécidable résolument. Les Pirqé de Rabbi Éliézer nous apprennent que la poussière adamique fut ramassée des quatre coins du monde, moins donc pour rassembler sa descendance que pour l'embrouiller à jamais. « Pourquoi depuis les quatre coins du monde ? Parce que le Saint, béni soit-Il, S'était dit : Si un homme, issu de l'est, s'en est allé à l'ouest, ou bien si, provenant de l'ouest, il est
. Au demeurant, pour que se comprennent les hommes, il faut
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36 Zohar, Noah, 75b.
37 Contrairement à l'idée reçue, selon quoi le racisme est la haine de l'autre. Si le raciste hait l'autre, c'est bien parce que lui-même l'est un peu, autre, et que cette simple contiguïté lui fait sentir l'étroitesse de la sphère du Même, gluante comme la déclaration d'amour (« Je m'ême... ») de l'homme seul. Ainsi les Hébreux passent-ils leur temps au désert à se plaindre d'être sortis d'une Égypte où on leur ressasse qu'ils étaient, pourtant, étrangers. Entre soi, sans voisins (dont se plaindre évidemment), le Même pèse à crever. D'où la brise du « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », à entendre : Tu auras la place de t'aimer dans la fissure du prochain en toi-même. Et Kafka de renchérir dans son Journal sur la figure éminemment temporelle de cette fêlure prochaine qu'il découvre dans le gnôthi socratique (« se changer en ce que l'on est » écrit-il, ce que rend impeccablement en français l'ambiguïté spatio-temporelle du mot « prochain ») : « Connais-toi toi-même ne signifie pas : observe- toi. Observe-toi est le mot du serpent. Cela signifie : Fais de toi le maître de tes actes. Or, tu l'es déjà, tu es maître de tes actes. Le mot signifie donc : Méconnais-toi ! Détruis-toi ! c'est-à-dire quelque chose de mauvais, et c'est seulement si l'on se penche très bas que l'on entend ce qu'il a de bon et qui s'exprime ainsi : Afin de te changer en celui que tu es. »
parti à l'est, lorsque vient pour lui le temps de quitter le monde, il faut que jamais la terre ne puisse lui déclarer : La poussière de ton corps n'est pas la mienne, retourne au lieu d'où tu as été créé ! »38
De nouveau deux leçons à tirer, deux digressions à extirper de ce
fragment. Que le racisme, d'abord, est consubstantiel à l'homme, puisqu'il l'est à
la terre elle-même d'où l'être vient. Dès après le Déluge l'Éternel, enfin prévenu,
le proclame : « Je ne maudirai plus la terre, à cause de l'homme, parce que les
pensées du cœur de l'homme sont mauvaises dès sa jeunesse. » Que ces histoires
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Le second stéréotype infirmé dans le Zohar est l'universalité supposée de la langue une, pure et dure, que partageaient globalement les Babéliens. Langue des anges, proclame la mystique juive, elle ne sut finalement convenir aux hommes qu'infusée de toutes les autres, radicalement mâtinée puis disséquée en dialectes singuliers, chacun interrompant de son altérité le délire du volapück de ses congénères. L'erreur symptomatique de Zamenhof fut d'imaginer que l'humanité se porterait mieux de posséder une langue qui fût un conglomérat de plusieurs autres ; de ne pas avoir ouï, surtout, qu'elle l'avait déjà, sa langue universelle, en la tintinnabulation dispersée de sa myriade d'idiolectes, réclamant leur traduction tel un gué qu'on l'enjambe.
En ce sens, et comme je le montrerai plus bas, la traduction n'est pas une opération de liaison mais la trace d'un trébuchement, elle ne noue les langues qu'en vue de souligner leurs dissensions, d'exhiber la réalité grotesque de leur superposition. Nabokov, moins sévère, parle à propos des diverses traductions
38 Chapitre 11.
39 Babel s'érige lorsque l'étape du déplacement (la pause, l'ictus par quoi le temps se scande) se pervertit, se prenant pour un terme qui se rêve d'origine ; en jargon rhétorique : lorsque la métaphore s'amuït en aposiopèse.
de migrations
aussi bien, au sens où le commencement vise déjà la fin (l'éthique est l'art de diriger la conduite), où rien n'est joué autrement dit (du point de vue du texte), qui ne prévoie son effet et ne sache qu'il y aura à en passer par de hahanants hahas, lesquels Littré disait obstacles et embrasures à la fois.
, ensuite, ont une incontournable dimension éthique, échiquéenne
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de son roman Le Guetteur de « transpositions successives des mirages d'une langue aux oasis d'une autre langue ».
Quant à l'éthique qui apparaît dans notre passage du Zohar sur la dissociation du divin et de l'humain, elle prépare la théorie de la labilité foncière des traductions, en refusant que l'hébreu, sous prétexte qu'il est saint, soit idolâtré et fétichisé.
Pour paraphraser un texte fameux de Lévinas, on peut dire du tour de passe-passe de la Tour de Babel qu'il consacre le passage du hiératique à l'erratique, du « sacré au saint », le premier étant défini par Lévinas comme « l'"autre côté", le verso ou l'envers du Réel, le Néant condensé en Mystère, bulles du Rien dans les choses - "mine de rien" des objets quotidiens ».
7/ La Tour du monde
L'éthique divine qui point à Babel se conjugue en trois temps, selon trois modes qui sont :
1/ La confusion des langues, elle-même séparée en mélange puis division. 2/ L'enseignement des langues après leur distribution.
3/ La dispersion finale, que redoutent d'emblée les fils de Noé.
Je les nomme :
1/ L'impurification.
2/ L'exemplarité.
3/ Le saut d'obstacle.
Leur correspondants traditionnels seraient :
1/ La Guezera chava, l'intertextualité dont les Talmudistes se sont fait une
méthode.
2/ La Michna, au sens littéral de redoublement du texte commenté.
3/ La Mitsva, le Commandement biblique, obligation ou interdiction,
depuis celui fondamental de ne pas tuer jusqu'à celui marginal de rendre sa liberté à un oisillon tombé du nid.
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Suite et fin du tour de Babel:
« Ils dirent : "Allons ! bâtissons-nous une ville, et une tour dont le sommet atteigne le ciel ; faisons-nous un nom pour ne pas nous disperser sur toute la face de la terre." Dieu descendit sur la terre, pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils de l'homme; et il dit : "Voici, ils sont un seul peuple et ont tous la même langue : Voici ce qu'ils ont pu commencer par faire, et maintenant, ne se dressera-t-il pas devant eux un obstacle à ce qu'ils projettent d'entreprendre ? Allons, descendons ! et, ici même, confondons leur langage, de sorte que l'un n'entende pas le langage de l'autre." Dieu les dispersa de ce lieu sur toute la face de la terre et les hommes renoncèrent à bâtir la ville. C'est pourquoi on la nomma Babel /de l'hébreu balal, confondre, mêler/, parce que là le Seigneur confondit le langage de toute la terre ; et de là l'Éternel les dispersa sur toute la face de la terre.
Voici les générations de Sem... » Genèse, 11:4-10
En quoi consiste la première modalité, la confusion du langage ?
Comme lors de la glossolalie de la Pentecôte chrétienne (Pente-Côte convient assez bien à la Tour aux deux escaliers), les anges brisent leur langage et l'enseignent aux hommes, aimable intention dont les effets pervers ne tiennent qu'à la vaine opiniâtreté de ceux qui n'ont pas encore compris qu'il vient de leur être fait le don de ne plus se comprendre : « CONFONDONS LEURS LANGUES (Gen. 11:7). Nous allons mélanger leurs langues. Rabbi Éliézer dit: Le Saint, béni soit-Il, s'adressa aux soixante-dix anges qui se trouvaient autour du trône divin: "Descendons et mélangeons les langues pour en faire soixante- dix langues." Dieu tira au sort avec les anges. Quand ce fut au tour de Dieu, il tomba sur Abraham et ses enfants comme dit le verset : "Car la portion d'Élohim c'est son peuple. Jacob est la part de son héritage (Deut. 32:9)." Comme ils péchèrent en disant : "Construisons une tour", le Saint, béni soit-Il, les punit en confondant leurs langues. Avant la génération de la confusion, tout le monde parlait la langue sainte grâce à laquelle le monde fut créé. Chaque ange prit une nation et lui apprit une langue. Dieu apprit au peuple d'Israël la langue sainte.
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Comme Dieu mélangea les langues, quand quelqu'un demandait à un autre: "Donne-moi une hache", il lui tendait une pelle. Ils ne se comprenaient plus entre eux et ne pouvaient donc plus continuer à construire la tour. »40
Trois choses à retenir de ce fragment du Tseenah ureenah:
L'impureté inhérente à toute langue, puisque toutes sont tirées d'un mélange que l'on disloque.
Le rôle essentiel du hasard, de la libre temporalité donc, dans l'élection d'Israël ; ce qui rejoint la parole lévinassienne dans Difficile liberté selon laquelle « c'est parce que l'universalité du divin n'existe que réalisée dans les rapports entre hommes, parce qu'elle doit être réalisation et expansion, que dans l'économie de la création existe la catégorie d'une civilisation privilégiée. Elle ne se définit pas en termes de prérogatives, mais de responsabilités. Toute personne, comme personne, c'est-à-dire consciente de sa liberté, est élue. »
Et enfin l'idée, que j'ai assez évoquée, selon quoi Babel n'est pas un malheur mais la traversée d'un temps mort, un non-temps (comme on dit un non- lieu), c'est-à-dire une initiation, seconde modalité de l'éthique divine, que j'appelle l'exemplarité.
Car Dieu, indique Rachi, ne descend pas irrité le moins du monde, empli d'un despotique agacement, mais au contraire par souci d'équité. Évidemment, explique le vigneron troyen, Dieu n'a pas besoin réellement de descendre pour observer, « mais c'est une leçon qu'Il donne aux juges, de ne pas condamner avant de se rendre compte par eux-mêmes ». Et son « Allons descendons » n'est proféré au pluriel, déclare le Talmud, qu'en vue d'associer ses milices à son jugement. « Comme l'explique R. Johanan, le Saint, béni soit-Il, ne fait rien sans consulter la famille d'En-Haut, ainsi qu'il est dit, Tel est l'arrêt prononcé par la volonté des anges et la résolution décrétée par les Saints (Dan. 4:14). »41
40 Tseenah ureenah, Noah sur Gen. 11:7. 41 Sanhédrin, 38b.
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Autre visage de cette même modalité, la contradiction (l'exemple inverse) : en effet, ce qui permet de comprendre que Dieu n'est pas vraiment courroucé ni jaloux, c'est sa réponse : « Allons ! descendons » au « Allons ! bâtissons » des hommes. « Mesure pour mesure » dit Rachi, c'est-à-dire mesures et mouvements contraires. Rien ne sert de monter vers Dieu, il ne nous attend pas, il est déjà en train de descendre, il saute en marche.
Aussi les Babéliens qui brûlent, eux, de raccorder les contraires, de rattacher l'En-Haut et l'En-bas, de recouvrir le fossé mystique inauguré entre tohu et bohu, ont-ils installé sur leur mastaba qui s'érige deux escaliers, explique encore le Tseenah ureenah, pour mieux couvrir le monde en son entier, en faire le tour grâce à leur Tour, après avoir, croient-ils, réussi à arrêter le temps. « ALLONS, BATISSONS-NOUS UNE VILLE (Gen. 11:4). Nous allons bâtir une tour de vingt-sept lieues de haut jusqu'au ciel. À l'est et à l'ouest se trouvaient des escaliers ; celui qui montait des briques allait par le côté est et celui qui descendait passait par le côté ouest afin que personne ne se gêne. Quand un homme tombait et se brisait le cou, on ne s'en souciait pas car il y avait des milliers d'hommes qui portaient des briques. »
Ce qui démange les Babéliens plus que tout autre chose, c'est la gêne. La gêne, la pierre d'achoppement du scandale (étymologiquement synonymes), si bien que nul n'ose s'offusquer de la mort accidentelle de l'un d'entre eux ; la gêne est le corollaire de la troisième modalité de l'éthique divine, la dispersion, ce que j'appelle le saut d'obstacle (« En mon Elohîm, je saute le muret » psalmodie le roi David après sa dernière victoire).
Car on peut comprendre le « Maintenant rien n'empêchera pour eux tout ce qu'ils préméditeront de faire ! » du verset 6 (traduction Chouraqui) comme une radiographie foudroyante de l'anarchisme babélien, non plus sous sa forme métaphysique (tuer le temps) mais plus banalement politique, et proche en cela de la revendication de Coré. L'anarchisme, sous son aspect idéologique moderne, prétend refuser la loi et l'interdit, ne désirant aucune entrave au désir
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ni à l'accomplissement de ce qui se prémédite, cela par pure crainte de la jouissive transgression.
Les fils de Noé ne construisent pas leur Tour pour batifoler une fois à la bonne altitude (au contraire, nous avons vu que c'est en bas qu'ils sont heureux et jouissent indéfiniment des gâteries terrestres), mais par appréhension et adoration synchrones de la Loi, par peur de ses faillites, défaillances et dérobades, et par fascination pour la rigidité de donjon qu'ils lui présupposent. La clameur narcissique des Noachides est clairement liée à la phobie de la dispersion. Il faut l'entendre littéralement : faisons-nous un nom, englobons- nous sous un même nom, il sera notre « oui ! » à la grégarité et notre « non ! » à la précarité.
Les Babéliens ont bien saisi la nature originelle de la dispersion, au sens où elle régit, avant même que de sévir sur Babel, le monde divin. « Il n'y a que la faille qui m'aille ! » pourrait dire la Loi, « comme si la Loi, écrit Daniel Sibony dans Jouissances du dire, déchirement où se ferait jour et se jouerait la vie même de la parole, portait atteinte à la croyance qu'on a en elle, pour relancer une séduction où "tout" est à reprendre et à remanier, y compris l'existence de la parole en tant qu'elle en passe par une Loi » ...
Les anarchistes, sans Dieu pour les disperser ni maître à critiquer, portent,
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collé au dos telle une farce d'avril , la sotte terreur de leur militantisme
déchaîné. Frémissant de conjuguer leurs slogans libertaires à l'impératif : « Il est interdit d'interdire ! », ils sont l'illustration majeure du cercle vicieux noachide. « Allons, construisons ! », la parole babélienne s'épanche également en mots d'ordre dans l'espoir vain de prévenir les maux désordonnés qui l'attendent irréversiblement.
La Bible nous indique en outre que ce n'est pas nécessairement un service à rendre que de permettre l'érection d'un obstacle à tous les obstacles. « Rien
42 C'est dans les pas de l'aveugle que la Bible interdit de déposer un obstacle - en Lév. 19:14, ce qui souligne assez la cécité babélienne des anarchistes.
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n'empêchera pour eux » déclare l'Éternel, puisque c'est en direction des hommes qu'il se dirige et en vue de leur mieux-être, « pour eux » finalement, qu'il va les châtier et se montrer indéfectible. Bien sûr, il serait vil de croire que l'on va rendre service à autrui en lui dressant des embûches ; Dieu seul a assez de souffle pour égailer les égarés ; dès lors qu'un homme (Nemrod en l'occurence) veut jouer au maître, cela tourne au désastre.
Le rapport de l'éthique avec l'obstacle est patent dans le mot « morale » en hébreu, moussar, qui signifie littéralement le lien, l'entrave justement. Faut-il comprendre que la morale est engeôleuse, que la Loi ne sert qu'à courber les hommes sous son joug, comme le clabaudent les anarchistes ? Non point, mais, comme nous l'avons vu à propos de la tunique de Nemrod, que les hommes d'eux-mêmes sont portés à la servitude, qu'il faut les aiguillonner avec ces entraves pour qu'ils s'en libèrent, puisque c'est toujours au contraire en vue de leur liberté qu'on les tyrannise.
Il n'y a de liberté que parce qu'il y a de la Loi, et que la Loi interdit de jouir - sans pouvoir l'empêcher. L'abolition de la Loi, de ce lien qui démange tous les hommes, est un rêve fasciste ; une fois qu'il n'a plus de rets dont se dépétrer, l'homme n'a plus de liberté à gagner non plus, il devient serf de lui- même.
Sans Loi, pas de transgression possible. L'anarchisme est la Loi totale, celle de la transgression si absolue que rien ne peut plus la trouer, on ne peut plus la transgresser.
En les 613 mitsvot, interdits et obligations de la Bible, réside la liberté indéfiniment oscillatoire de transgresser la transgression. Comme en les Dix Commandements. « R. Éléazar a dit: Que signifie L'écriture de Dieu gravée sur les tables (Ex. 32:16)? Si les tables originelles n'avaient pas été brisées (Nichtaberou), la Thora n'aurait pas été oubliée (Nichtake°ha) par Israël. Aucune nation n'aurait eu de pouvoir sur elles, selon R. Aha b. Jacob, car il est
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35 dit Gravées sur les tables. Ne pas lire Gravées (°Haroth) mais "liberté"
(°Hirouth). »43
8/ La sagesse des singes
Trois modalités de l'éthique disruptive du divin, donc, répondant aux trois sortes de bâtisseurs décrits dans le Talmud :
« En réalité, dit R. Jérémie b. Éléazar, /les Babéliens/ se sont divisés en trois partis ; le premier disait : "Montons /au ciel/ pour nous y établir" ; le second : "Montons /au ciel/, nous y adorerons les idoles" ; et le troisième : "Montons /au ciel/ pour y faire la guerre /à Dieu/". »
Sanhédrin, 109a
Les Babéliens se divisent en trois types, auxquels correrspondent les trois sortes de châtiment : les anarchistes, liés au saut d'obstacle ; les idolâtres, liés à l'impurification ; et les guerriers, liés à l'exemplarité.
Le premier parti, celui des anarchistes, s'oppose à la troisième modalité, le saut d'obstacle ; il veut s'installer au-dessous du temps pour y tourner en rond, il rêve en d'autres mots de révolutionner le monde, de le faire se mordre la queue, par ces deux escaliers qui relient l'est et l'ouest.
La question naïve d'un rabbi du Midrach permet d'expliquer le dessein qui se dessine dans cette circonvallation de l'espace; il s'agit de le rendre inexpugnable au temps, à l'ancienneté du monde : « En s'éloignant de l'Orient (qedem), ils trouvèrent une vallée au pays de Chinéar, et ils s'y installèrent (Gen. 11:2). Pour se rendre en Orient, ils s'éloignèrent de l'Orient ? En fait, dit Rabbi Éléazar bar Chiméon, cela signifie qu'ils s'éloignèrent de l'Ancien (Qadmouto) du monde, en disant : Nous ne voulons ni de Lui ni de sa Divinité ! »44
Ce premier parti est puni de ce qu'il fuyait radicalement, la dispersion elle- même, selon le judicieux principe judiciaire du talion, « mesure pour mesure »,
43 'Érouvin, 54a.
44 Berechit Rabba, Noah, 38:7.
45 qui dirige invariablement toute condamnation enseigne encore le Midrach , et
comme pour l'enclore dans le cercle vicieux qu'il s'était pris à forger. « Et ils s'y installèrent. Rabbi Its°haq dit : Quand il est question d'installation, le Satan bondit. »46
Deux opinions divergent pour décrire la forme que prit cette dispersion. Selon les uns, choisissant la violence gigantesque du maelström pour les déloger, Dieu « les fit submerger par la mer et les noya tous sauf trente familles qu'il laissa vivre. » ; puisqu'ils craignent le déluge, on le leur offre sur un plateau. Selon Rabbi Néhémiah, plus subtilement, plus généreusement, Dieu va infiltrer d'exotisme ceux qui se cloîtraient dans leur patriotisme paralytique : « Le Saint, béni soit-Il, rassembla tous les pays dans le pays de Babel ; chaque pays absorba une nation. »47
Suite aggadique :
« Ceux qui voulaient monter au ciel pour s'y installer, l'Éternel les a dispersés; ceux qui voulaient monter pour faire la guerre ont été transformés en singes, esprits malins, diables ou démons nocturnes. Quant à ceux qui voulaient monter au ciel pour s'y livrer au culte des idoles, /ils firent que/ L'Éternel confondit là le langage de toute la terre (Gen. 11:9). »
Le second parti, celui des idolâtres, connaît également une punition conforme à son péché. C'est la collectivité de leur nom et la sainteté de leur langue que fétichisent ces hommes, c'est donc leur langue, entraînant dans sa chute l'innomabilité de leur geste, qui sera confondue, sa sacralité impurifiée ; la sacralité n'est qu'une sainteté nomenclaturée, réifiée, dogmatisée, immobilisée, comme l'idéologie est une pensée momifiée.
Dans le Midrach Rabba, on dépeint les détails de cette idolâtrie : il s'agissait de se faire une sculpture belliqueuse (« on lui mettra un glaive au
45 Berechit Rabba, Berechit, 9:11. La loi du talion est aussi paradoxalement moderne - la stricte justice, chaque acte criminel étant jugé à part et recevant juste sa part de punition -, qu'elle est furieusement méconnue et régulièrement bafouée.
46 Berechit Rabba, Noah, 38:7.
47 Tseenah ureenah, Noah sur Gen. 11:8.
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poing, qu'elle ait bien l'air de Lui faire la guerre »), qui fût le symbole figé de ce que l'on n'osait agir, ni même proférer. Les « paroles uniques » sont midrachiquement lues comme des « agissements tenus cachés (a°hadim) », de même que dans le Zohar « le mot "Allons" n'exprime qu'une simple invitation /et pas encore une action/ ».
Cette idole armée confirme par ailleurs la fascination que les Babéliens éprouvaient spontanément pour leur roi guerrier, adulé de leur plein gré, à qui ils donnaient joyeusement de les asservir. À l'inverse, la tradition juive insiste sur la difficulté qu'il y a à observer les préceptes du Tout-Puissant, ressassant que le bonheur de sa présence n'a d'égal que l'obstacle à la jouissance que constituent ses commandements. « Rabbi °Helbo dit : Quand il est question de contentement, le Satan accuse. » 48
À cette faute, donc, l'Éternel et ses anges vont à nouveau répondre par son antithèse positive ; ils mixent les langues, les concassent, usant du hasard comme instrument, puis ils les enseignent. Ils opposent autrement dit aux idolâtres un iconoclasme affable, brisant leur idole (la gangue de leur langue), et agissant ouvertement, offrant une leçon particulière de bavardage à ceux qui n'existaient qu'en public et dans le silence des intentions ; ils font le don gracieux d'une-parmi-d'autres langues, quand l'idole ne servait qu'à donner... le change.
Quant au troisième parti, celui des guerriers en acte, c'est la modalité de l'exemple qui va leur être retournée. Ceux là sont plus astucieux, plus téméraires que les autres. La Cabale emploie à leur propos le mot de sagesse. « Bâtissons- nous une ville et une tour, ils avaient un mauvais plan pour se rebeller contre le Saint, béni soit-Il, un plan fou né de l'absurdité de leur cœur. Rabbi Aba dit : La folie régnait certes dans leur cœur, cependant c'est la sagesse des pervers qui les conduisait. »49
48 Berechit Rabba, Noah, 38:7. 49 Zohar, Noah, 75a.
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Pourquoi attribuer la sagesse aux militaires actifs uniquement alors qu'ici tous les Babéliens semblent concernés ? Un peu plus loin le Zohar précise : « C'est à cause de l'infime reliquat de la Sagesse des anciens restant entre les mains des hommes de Babel, que ceux-ci luttèrent contre le Saint, béni soit-Il, bâtissant une tour, accomplissant tout ce qu'ils accomplirent, jusqu'au moment où ils furent éparpillés sur la face de la terre. »50 Comment mieux accorder dans la punition l'exemple et la sagesse, tout en enfonçant dans la gorge des pécheurs leur propre perversité, qu'en transformant ces bâtisseurs en singes (comprenez en mimes animaliers), et esprits malins (entendez matois, à l'intelligence tordue) ?
Comment mieux renverser ceux qui rêvent d'un espace plein et d'un jour sans fin (lorsque l'est et l'ouest se confondent, que le soleil en conséquence se relève sitôt couché), qu'en les métamorphosant en démons des nuits ?
Cette malédiction-là est indétournable, comme le temps lui-même dont elle marque l'irruption et le retour, à la différence des deux autres qui se pouvaient éviter : on a des moyens de transport pour pallier la dispersion, et des drogmans pour contrecarrer le cosmopolitisme. Kafka l'a bien compris qui indique, dès le commencement des Armes de la ville, les arrangements pris a priori par les constructeurs : « Au début, quand on commença à bâtir la Tour de Babel, tout se passa assez bien ; il y avait même trop d'ordre ; on parlait trop poteaux indicateurs, interprètes, logements ouvriers et voies de communication. »
Ordre, interprètes, voies de communication, autant de signes d'une peur des dédales du temps en quoi pourtant la génération de Babel finira par s'enliser,
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tout comme l'arpenteur K. dans le Château du comte Ouest-Ouest 9/ Géniales généalogies
50 Noah, 76a.
51 Cf. mon étude intitulée « Signes du Temps », consacrée au Château dans Fini de rire..
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Ce retour abrupt du temps, paraphé en la dispersion, est attesté par la généalogie précise qui suit immédiatement le passage sur Babel, dans le même chapitre 11 de la Genèse. Cette généalogie va de Sem, l'un des trois fils de Noé, jusqu'à Terah, père d'Abram, futur Abraham.
Quelques textes opposent explicitement Abraham aux gens de Babel. Dans les Pirqé de Rabbi Éliézer : « Abraham, le fils de Terah vint à passer, et les vit en train de bâtir la ville et la tour, il les maudit au nom de son Dieu et dit : Brouille, seigneur, divise leur langage (Ps. 55,10). Mais ils dédaignèrent ses paroles, comme un caillou que l'on jette sur le sol. N'est-il pas vrai que toute pierre choisie et bonne n'est placée qu'à l'angle de l'édifice ? À ce propos le texte dit: La pierre que les constructeurs ont délaissés est devenue la pierre angulaire (ibid. 118,22). »52
Les constructeurs, tout absorbés par leur tâche, rejettent la menace d'une explosion de ce temps qu'ils croient endiguer, comme ils le feraient d'un simple caillou impropre à l'édification de leur building antique. Ils ont tort, évidemment, de négliger cet homme qui les maudit ; il n'est pas n'importe qui, puisqu'il recevra en partage, par pur hasard, la langue sainte pour lui et son hoirie, et parce que son nom est déjà en soi une horloge en marche, appelé ici Abraham alors qu'il n'est en réalité, chronologiquement, qu'Abram, comme l'indique la généalogie qui clôt l'épisode, et dont le premier nom, Sem, signifie... « nom » en hébreu (chem), comme pour nous indiquer que tous se rammassent dans le dernier.
Qu'est-ce qu'une généalogie? C'est le sillage onomastique de la vie mue au travers des morts. Les généalogies dans la Bible (celles-là même que Pascal juge « inutiles », qui ne servent, dit-il, qu'à simplement « obscurcir » celle du Christ seule primordiale), sont souvent démesurées, si interminables qu'elles en deviennent un pur rythme, l'arme d'une scansion, une manière d'ébranler la substance à coups de substantifs, d'engager les mots contre les choses,
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52 Chapitre 24.
d'infinitiser le texte en le laissant dévaler ses pentes et s'épandre en métaphores cascadées, d'ourdir le temps en écrits égrenés, de déchirer l'espace en coloris grisés, et de raviver un Livre ivre et libre de toute référence. Une généalogie est en réalité une manière de rabrouer les temps morts, de lancer à l'éternité, tel qu'en Finnegans : « Ho Time Timeagen, Wake !
Qu'est-ce qui caractérisait la génération de Babel de ce point de vue ? L'atemporalité de la procréation, nous l'avons vu, et l'impossibilité afférente d'en dresser la généalogie, selon Rachi, traitant des cousins de Nemrod, les descendants de Misraïm, frère de Kouch : « PATROUSIM ET KASLOUHIM D'OU SORTIRENT LES PHILISTINS /ET LES KAPHTORIM/ : Issus de l'un et de l'autre. Ces deux peuples vivaient dans un tel état d'immoralité qu'on ne pouvait plus suivre la filiation. »53
Il ne s'agit certes pas des descendants de Nemrod mais d'une famille parallèle. Nemrod ne saurait être désigné que de biais puisque ce qui marque ses sujets, finalement, c'est leur échec à retenir le temps, ce en quoi ils sont bien des hommes. Philistins et Kaphtorim se distinguent en revanche de la famille humaine ; les uns sont des surhommes, tel Goliath, les autres, dit le Midrach, des nains.
Ailleurs encore: «À Éber il naquit deux fils: le nom de l'un était Péleg parce que durant ses jours la terre fut divisée (niphléga) (Gen. 10:11). Commentaires de Rabbi Yossé et de Rabban Chiméon ben Gamliel. Rabbi Yossé dit : Les anciens, qui connaissaient les généalogies, donnaient des noms se référant aux événements, mais nous, qui ne connaissons pas les généalogies, donnons des noms se référant aux ancêtres. »54
Héber est le père éponyme des Hébreux, et son fils Péleg annonce en son nom la Diaspora dont Babel est la clé de voûte. Le Midrach nous confirme ici que la généalogie hébraïque n'est pas un simple recensement de pères en fils,
53 Commentaire sur Gen. 10:14. 54 Berechit Rabba, Noah, 37:7.
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mais la lave vivante et dyschronique du temps, lorsque les noms étaient des prophéties. Les enfants de Nemrod ne sont pas ceux de Misraïm, qui jouissent d'une absence totale de temporalité et de généalogie ; ils ne sont pas non plus ceux d'Héber, descendant de Sem alors que Nemrod l'était de Cham. Tous noachides certes, mais par cousinage seulement. Les fils de Nemrod se placent ainsi entre les Hébreux, métaphore des hommes (eux-mêmes balancés entre Loi et péché), et les monstres ; entre le temps et sa négation, ce qui indique assez la nature spasmodique de leur tour, mi-bond mi-stupeur, mi-flux mi-silence.
Sans doute percevra-t-on mieux désormais toute l'acuité du chapitre 13 d'Isaïe où Babel est en cause, qui annonce son désastre, son dépeuplement, son invasion par les bêtes et se termine par sa position énigmatique d'échéance, signal angoissant du mouvement temporel et de sa cessation à la fois : « Il est proche à venir, son temps ; ses jours ne se prolongeront pas. » (Chouraqui)
« Et Babylone, l'ornement des royaumes,
La fière parure des Chaldéens,
Sera comme Sodome et Gomorrhe, que Dieu détruisit. Elle ne sera plus jamais habitée,
Elle ne sera plus jamais peuplée ;
L'Arabe n'y dressera point sa tente,
Et les bergers n'y parqueront point leurs troupeaux. Les animaux du désert y prendront leur gîte,
Les hiboux rempliront ses maisons,
Les autruches en feront leur demeure
Et les boucs y sauteront.
Les chacals hurleront dans ses palais,
Et les chiens sauvages dans ses maisons de plaisance. Son temps est près d'arriver,
Et ses jours ne se prolongeront pas. »
Isaïe, 13:19-22 Traduction Segond
On se doute que Babel ne s'épelle pas ici Babylone au hasard, comme le plus prestigieux des deux Talmud.
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10/ Figures de rhétorique
« L'art a le don des langues » écrit Joyce en 1904 dans un carnet de notes. Dans le Talmud, la dispersion langagière est aussi assimilée à un geste artistique, celui du sculpteur. « On enseignait ceci chez R. Ismaël : Que sigifie Comme un marteau qui brise le roc (Jér. 23:29)? Comme le roc vole en éclats sous les coups du marteau, ainsi chaque parole que l'Éternel a prononcée s'est fragmentée en soixante-dix langages. »55
Kafka, en commun accord avec Joyce et le Talmud, écrit à la fin de son Journal: « Nous creusons la fosse de Babel », témoignant que ce n'est pas la tour qui est œuvre mais la faille. Il avait déjà noté, en janvier 1922, concernant l'incommensurable solitude de son art : « Toute cette littérature est assaut contre les frontières et, si le sionisme n'était intervenu, elle aurait pu aisément aboutir à une nouvelle doctrine secrète, à une cabale. Il lui reste des dispositions pour cela. Il est vrai qu'une telle tâche exige du génie, un génie combien incompréhensible qui s'enracine à nouveau dans les anciens siècles ou recrée les anciens siècles et ne dépense pas toutes ses forces dans ce travail, mais commence seulement à les dépenser. »
Dans la tradition juive, les soixante-dix langages sont d'une part ceux de l'ensemble des peuples, d'autre part les « soixante-dix visages » de la Thora, ses niveaux d'interprétation, les facettes de son épiphanie kaléidoscopique. Il y a une fécondité proprement animale de l'Écriture. « L'homme connut Eve sa femme (Gen. 4:1). Rabbi °Hiya commença par expliquer le verset suivant : Qui sait si le souffle de l'homme monte en haut, et si le souffle de l'animal descend en bas dans la terre (Ecc. 3:21). Ce verset renferme de très nombreuses significations et il en va de même de tous les textes de la Torah, d'innombrables significations habitent chacun d'eux et toutes sont justes. En effet, toute la Torah s'applique selon soixante-dix facettes qui correspondent aux soixante-dix côtés et aux
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55 Chabbat, 88b.
soixante-dix visages. Il en va ainsi de chaque mot de la Torah, les miroitements sans nombre qui en jaillissent se disséminent dans toutes les directions. »56
De préférence à une niaise invitation au rassemblement, le Zohar parie sur un geste de brisure. Le prophète en un sens n'est là que pour accomplir ce travail de sape de la parole divine. Chez Moïse par exemple, c'est l'explosion coléreuse qui burine le verbe et le bégaiement qui rabroue l'hébreu. On peut aussi comprendre le fragment d'Amos (3:8) : « Le lion rugit : qui ne serait effrayé ? Le Seigneur, l'Éternel, parle : qui ne prophétiserait ? » comme l'assurance qu'on ne saurait mieux émietter le dire de Dieu qu'en en diffusant la portée à l'infini, en en multipliant démesurément les porteurs. Autant d'êtres, autant de prophètes. Au « Nul n'est prophète en son pays » de l'Évangile, Amos semble rétorquer : nul pays qui n'ait son prophète.
Ailleurs, le prophète est le conciliateur entre Dieu et l'homme ; sans lui, la parole étourdissante de l'Éternel serait inaudible à l'homme, il faut donc l'amoindrir, la limiter pour mieux la partager ; cela s'appelle « faire une haie autour de ses paroles ». « Comment savons-nous que les prophètes faisaient une haie autour de leurs paroles ? Parce qu'il est écrit : Le lion rugit, qui ne serait pas effrayé ? (Am. 3,8). Sa voix serait-elle seulement aussi forte que celle d'un lion ? En réalité, par cette comparaison, le prophète dispose de Lui à l'intention de Ses créatures, faisant en sorte que l'oreille s'apaise et devienne capable d'entendre. »57
Nulle transmission qui ne soit foncièrement infidèle, détournée, édulcorée, nulle traduction qui ne soit frappée d'impureté au passage. Barthes ne parlait-il pas, en sa Leçon inaugurale au Collège de France, de « tricher la langue », qualifiant la littérature de «tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, dans la splendeur d'une révolution permanente du langage »?
56 Zohar Berechit III, 54a.
57 Avoth de Rabbi Nathan, version B, chapitre 3.
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Mais en même temps aucune transmission qui se puisse proclamer définitive et dogmatiser, et ainsi aucune parole qui ne se doive indéfiniment réinterpréter. Le judaïsme fait de ce bris de langue un devoir d'interprétation, une obligation de relire ce que la lecture précédente vient de délier. L'étude est un « trésor » disent parfois les Docteurs, une tire-lire en somme, une lecture tirée hors d'elle-même, exaspérée pour rester plus pleine d'espérance. « Une fois Dieu l'a énoncé, deux fois je l'ai entendu, etc. (Ps. 62:12) : un même passage donne lieu à plusieurs interprétations, mais une même interprétation ne peut être déduite de plusieurs passages. On enseignait à l'école de R. Ismaël que Comme un marteau qui fait voler en éclats le rocher (Jér. 23:29) signifie : de même que le marteau divise la roche en une multitude de fragments, un seul texte biblique donne lieu à de multiples interprétations. »58
Or l'antinomie dérisoire de cette herméneutique magnifique existe, dans la littérature juive, elle a nom Septante.
11/ Aptère Septante
La légende raconte que Ptolémée II Philadelphe, prince déifié avec sa sœur qu'il épousa, Arsinoé II, fit réunir dans l'île de Pharos au IIIè siècle avant notre ère soixante-douze rabbins, six par tribu d'Israël ; il leur fit traduire à chacun séparément la Bible en grec ; il en résulta soixante-douze traductions rigoureusement identiques.
Le miracle servit d'estampille et garantit la validité du texte d'arrivée ; on avait enfin abouti à syncristalliser la labile habileté de ce Livre aux mille remous, tout comme on était parvenu à amarrer l'île à Alexandrie par un long môle de 1300 mètres. Quel rapport entre Pharos et Babel? Le «phare» justement, le premier de l'histoire qui s'érigeait ici aussi, grande tour de marbre blanc haute de 180 mètres, bâtie par Sostrate de Cnide sur ordre de Ptolémée.
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58 Sanhédrin, 34a.
Certaines éditions des Pirqé de Rabbi Éliézer59 précisent au demeurant que la hauteur de la Tour était de soixante-dix milles, en référence à la fois à la Septante et aux soixante-dix langages en quoi l'édifice se décomposa. Les rabbis, drapés d'une désopilante malice, commentent avec leur sérénité
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grecque, ils ont limité cette autorisation à /la traduction de/ la Thora. Ils l'ont fait à cause de ce qui est arrivé au temps du roi Ptolémée. Qu'est-il arrivé ? On nous enseigne que ce roi avait réuni soixante-douze anciens et les avait installés dans des pièces séparées. Il n'avait révélé à aucun d'eux pourquoi il les avait rassemblés là. Puis il avait rendu visite à chacun d'entre eux : "Écrivez-moi la Thora de Moïse, votre maître", leur avait-il ordonné. Mais le Saint, béni soit-Il, fit en sorte que les soixante-douze anciens aient une conscience commune, et ils écrivirent... »
Meguilla, 9a-9b
S'énonce alors une longue suite de versets attribués à cette traduction, qui
ont la particularité de différer par un détail du texte hébreu original. Les rabbis citent par exemple « Dieu créa au commencement », qui devrait être Au commencement Dieu créa (Gen. 1:1) ; ou « Je n'ai jamais pris à un seul d'entre eux une chose précieuse », au lieu de Je n'ai jamais pris à un seul d'entre eux son âne (Nom. 16:15) ; ou encore « C'est l'Éternel, ton Dieu, qui les a données
59 Chapitre 24.
60 Je cite, pour que le lecteur juge de l'importance de la subjectivité et de la prédisposition d'un auteur dans son commentaire, cet avis d'André Paul sur la réaction juive à la traduction grecque (article de l'Encyclopaedia Universalis, « Les traductions de la Bible »): « À l'exception de la traduction syriaque (Peschitto) et de la Vulgate, et encore avec des nuances, toutes les versions dites anciennes de la Bible furent réalisées à partir de la Septante, que des auteurs juifs, tel Philon, ou chrétiens, tel saint Irénée, considéraient comme inspirée. Aussi n'est-il pas surprenant que les Juifs de la Synagogue, exclusivement pharisiens après la destruction du second Temple (70), aient qualifié le jour de la Septante de néfaste (selon une légende talmudique, les ténèbres auraient recouvert la terre en signe de châtiment) et l'aient exécré à l'égal de la commémoration du veau d'or. »
Ce qui n'est pas surprenant, c'est qu'un auteur reprenant à son compte avec aussi peu de subtilité le séculaire mépris chrétien à l'encontre des Pharisiens (en réalité aussi remarquables et éloignés de leur image négative que la Cabale ou le Sabbat de leurs homonymes communs dans la langue française), ait choisi d'isoler telle « légende » talmudique et de simplifier jusqu'à l'ineptie la réelle complexité de l'attitude juive à l'égard des traductions bibliques.
coutumière ce miracle de la Septante
« R. Juda a dit : Lorsque nos sages ont permis l'usage de la langue
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en partage, pour qu'ils les éclairent, à tous les peuples dans le ciel », alors que « pour qu'ils les éclairent » n'existe pas dans le texte (cf. Deu. 4:19), etc.
L'un des changements les plus significatifs est évidemment celui touchant la traduction d'un verset de l'épisode Babel dans la Genèse :
« Cinq anciens transcrivirent la Torah pour le roi Ptolémée et ils modifièrent dix choses en elle, à savoir : /.../ Va, Je vais descendre et là, confondre leur langage Gen. 11:7... »
Avoth de Rabbi Nathan, version B, chapitre 37
Ici c'est l'aspect excessivement déroutant du monothéisme qui est en question, puisque la seconde modalité de l'éthique divine, l'exemplarité du « Allons, descendons », est annulée par cette modification, indiscernable dans la version grecque. Monothéisme déroutant : on s'attendrait plutôt en effet à ce que l'unicité divine émerge de la version hébraïque et l'énonciation plurielle de la version des Septante. Or le Talmud montre que ce qui fait la spécificité du passage dans l'original, c'est l'impossibilité structurée de retrouver une origine pure, puisque la dispersion précède dans les cieux sa réitération terrestre. Dieu pour être Un n'est pas seul, ni Tout. Avant même la Création du Monde, il joue avec les lettres de la Thora, dialogue avec elles et les met en question. Ce parti pris littéraire de la Cabale, qui voit en Dieu un écrivain avant un sculpteur, trouve ses effets dans chaque verset de la Bible, et sa parabole dans notre chapitre 11.
Examinant à la loupe la surnaturelle version des Septante, les Talmudistes insinuent en somme, sans en avoir l'air, que la traduction insulaire est erronée. Ce qui ne signifie pas que les erreurs ne fussent parfois volontaires, et pleines d'un tact prudent.
« Ils remplacèrent aussi le mot Arnébeth (lièvre) (Lév. 11:6), par "animal à petites pattes", parce que, la femme du roi Ptolémée se prénommant Arnébeth, ils craignaient que celui-ci ne pense que les Juifs avaient voulu se moquer de lui en inscrivant le nom de sa femme dans la Thora. »
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Les différences entre l'original et la traduction sont mineures, plus amusantes que signifiantes. Ce n'est pas tant la qualité de la Septante que les Docteurs mettent en cause ; ce n'est point non plus l'idée du miracle, suscité au contraire par Dieu en personne. Enfin il serait malvenu de la part de nos Talmudistes de se gausser d'une entreprise de distorsion d'un texte saint : personne n'a été aussi loin qu'eux en la matière !
Ce qui se dégage de cette aggada où l'on égrène de façon apparemment oiseuse et presque lassante des erreurs qui n'en sont pas vraiment, ou en tout cas qui ne mériteraient guère une telle attention, c'est précisément que les erreurs ne sont d'aucun intérêt - à corriger -, puisque la traduction-miracle n'existe pas. Le vœu dénoncé dans la légende de la Septante est ainsi celui d'un détournement de l'éparpillement béni des langues que fut le tour de Babel. S'il y a légende, c'est seulement afin d'exhumer un désir enfoui en son double historique, la traduction des juifs d'Alexandrie au IIIè siècle avant Jésus-Christ, non de la discréditer en soi.
L'attitude des Docteurs vis-à-vis de la langue grecque n'est d'autre part pas
si hostile qu'on serait tenté de le croire. Les lecteurs de Lévinas savent que
l'obscurantisme dont les commentateurs gentils accusent les commentaires juifs
est pleinement caricatural; ils savent aussi que les critiques de Spinoza,
condensées dans les chapitres 7, 8 et 9 du Tractatus, méritent une relecture 61
serrée .
Aux fastidieuses démonstrations de Spinoza quant à «l'ambiguïté et
l'obscurité du texte /.../ du fait que les lettres ressortissant au même organe sont prises l'une pour l'autre », préférons le sobre enthousiasme de Chateaubriand : « L'hébreu, concis, énergique, presque sans inflexion dans ses verbes, exprimant vingt nuances de la pensée par la seule apposition d'une lettre, annonce l'idiome d'un peuple qui, par une alliance remarquable, unit à la simplicité primitive une connaissance approfondie des hommes. »
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61 Lire « Le cas Spinoza » et « Relire Baruch », dans Difficile liberté.
Avant de passer de Babel à Babylone, tentons à notre façon de franchir ce seul pas qu'il y a, dit joliment l'auteur du Génie, « des palais de Pylos aux tentes d'Ismaël ».
12/ La grâce grecque
Les Grecs incarnent dans le Talmud certes l'oppression du pouvoir, mais aussi la rigueur de la Loi. « Ils punissent sévèrement les meurtres... » dit Rab à Rabbi Kahana après que celui-ci s'est laissé aller à tordre le cou à un homme qui
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point que le même mot désigne en hébreu le sage (°hakham) juif et le
philosophe, le sage de Grèce. En quoi la sagesse grecque mériterait-elle d'être
juive ? C'est que Mèdes et Grecs, dit le Zohar, sont « proches d'Israël sous le
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rapport de l'Un» . Or précisément, un passage du Talmud mêle les
significations d'un même mot dans les deux langues : hen, « voici » en hébreu et « un » en grec.
Il faut noter que si l'enseignement de la langue grecque est interdit, la traduction du texte saint ne l'est pas. Une halakha déclare : « Rabban Simon b. Gamaliel dit : "Même pour ce qui est des Livres /bibliques/, la seule langue /étrangère/ dans laquelle on ait autorisé leur traduction est la langue grecque." » Une aggada commente : « Quelle preuve Rabban Simon b. Gamaliel a-t-il donnée ? Il a cité Que Dieu étende les possessions de Japhet, qu'il habite dans les tentes de Sem (Gen. 9:27), ce qui signifie : ce que Japhet a de plus beau devrait habiter dans les tentes de Sem. »64
Ce que Japhet, père des Mèdes et des Grecs (Madaï et Yavan), a de plus beau, c'est la langue grecque glose-t-on couramment. Une leçon babélienne se
62 Baba Kamma, 117a. 63Préliminaires, 13a. 64 Meguilla, 10a.
voulait en dénoncer un autre au gouvernement
On prend la peine de distinguer culture, langue et sagesse grecques, au
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déduit aisément de cette polarité fascinée entre l'hébreu et le grec : parler une langue c'est y habiter, traduire c'est déménager.
L'interdit d'enseignement de la langue grecque est lié autre part dans le Talmud a des circonstances politiques. La philosophie est d'ailleurs entremêlée aux signes de réjouissance lors des mariages, qu'il s'agit de s'interdire sous tel ou tel régime, par privation.
« Pendant la guerre contre Vespasien, les /rabbis/ ont interdit par décret l'usage des guirlandes pour les mariés, ainsi que des tambourins ; pendant la guerre contre Titus, ils interdirent l'usage des couronnes de mariée et l'enseignement de la sagesse grecque aux enfants. Pendant la phase finale de la guerre, ils interdirent les cortèges de mariage dans la ville. Nos rabbis en ont rétabli l'usage. »
Sota, 49a
Comme les mariés se réjouissent, la philosophie réjouit les enfants, c'est-
à-dire dans le Talmud non pas leur puérilité intrinsèque mais leur essentielle curiosité, toujours flexible et insatiable. Comme l'homme et la femme s'épousent, langues grecque et hébraïque s'associent, et se dissocient en cas de guerre pour se retrouver ensuite ; plus exactement, elles ne montrent plus le spectacle de leur jouissance réunie en public, ce qui n'implique en rien son abolition.
Plus loin, une autre aggada donne le détail de cette interdiction sous Vespasien, traitant à la fois de guerre civile, de commerce, de sacrifice rituel, de trahison et d'impureté, toutes choses assimilables aux rapports entre le grec et l'hébreu.
« C'était au temps où les rois Asmonéens étaient engagés dans une guerre fratricide. Hyrcanus était hors de Jérusalem, Aristobule à l'intérieur. Chaque jour les assiégés faisaient descendre par les remparts une boîte avec des dinars d'or et recevaient en échange des agneaux pour les sacrifices quotidiens. Un vieillard qui savait le grec fit connaître aux assiégeants que la ville ne serait pas prise tant que durerait le service du Temple. Le jour suivant, les assiégés reçurent un porc en échange de leur or. Alors qu'on le hissait le long du rempart, à mi-chemin, l'animal heurta la muraille de ses pattes ; un tremblement de terre s'ensuivit, qui fut ressenti à quatre cents milles à la ronde. C'est alors qu'on décréta :
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"Maudit soit celui qui élève des porcs et celui qui enseigne le grec à ses enfants". »
Sota, 49b
Que la sagesse soit liée à l'impureté alors qu'elle est louée ailleurs ne doit pas stupéfier ; qu'elle le soit tout en étant autorisée pour la traduction ne doit pas davantage scandaliser. L'impureté réside d'emblée au cœur des textes les plus saints, comme dans quelque effet de langue que ce soit ; on ne saurait par conséquent les souiller davantage. Et c'est bien du reste par la grâce invraisemblable du tour de Babel qu'a pu sourdre l'invraisemblable puissance du Talmud de Babylone, « le nôtre » comme dit Rachi65 afin de le distinguer de l'autre Talmud, mineur, issu pourtant de la sainte Jérusalem.
13/ De la Tour de Babel au Talmud de Babylone 66
Les Avoth de Rabbi Nathan66 , plutôt que de réduire Babel à son pur aspect historique d'infâme rébellion humaine, la compte parmi les dix descentes de la Chekhina (la présence divine parmi les hommes) dans le monde, telles que la sortie d'Égypte ou la révélation au Sinaï. Et pour montrer que c'est aussi la texture scripturale qui est en cause à Babel - et non uniquement la communication humaine, on met en parallèle ces descentes avec les traits en trop de la version originale de la Bible, ces étranges accents qui servent à marquer, ici ou là, son étrangeté.
« Il y a dans la Torah dix descentes /de la Chekhina/, dix passages marqués d'un point, dix gardiens, dix interruptions et dix générations. »
Version B, chapitre 37
Pour les « gardiens » et les « interruptions », aucune précision n'étant donnée, on est libre de penser qu'il s'agit d'une allusion à ces fragments singulièrement accentués, soulignés d'une trace intruse, comme les nounim (les
65 Dans son Commentaire sur Gen. 47:2. 66 Version A, chapitre 34.
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deux N inversés où s'enchâsse le verset 35 du chapitre 10 de l'Exode), et les Ketarim (les couronnes qui surmontent certaines lettres et les font migrer dans une autre dimension de l'écrit) ; quant aux « passages marqués d'un point », il s'agit des divers neqoudot qui pointent certains mots du texte, vermoulures qui grenellent la carène du navire pour nous rappeler que quelque chose, au cœur des mots, entre les lignes, grouille, vit et se déplace de façon autonome,
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transmission parasitée par des signes insignes, ses pages ornées de glyphes fuligineux, habitées de tranquilles acariens qu'ailleurs on choisirait de rejeter dans la catégorie négligeable des dérapages de calame, altérations matérielles,
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erreurs de copiste ou étourderies diverses de scribe , et que les Talmudistes
ont décidé pour leur part de lire comme des déflagrations de sens, des hiéroglyphes à déchiffrer en supplément, des coups de poinçon pensés dans la plénitude d'une forme admise et vénérée.
La traduction-miracle n'existe pas, dit le Talmud, vitupérant à la fois traduction littérale (« mot à mot ») et traduction littéraire (« qui ajoute au texte »), et inventant de la sorte le devoir de déformation, qui seul fonde l'interprétation. « Une baraïtha enseigne que selon R. Juda, celui qui traduit un
67 Pour une analyse détaillée des deux nounim, des points épars et des couronnes du texte carré, lire le chapitre 2 de la première ouverture du Livre brûlé de M.-A. Ouaknin, intitulée « Qu'est-ce qu'un livre ? ou l'histoire d'un effacement ».
68 À l'attitude talmudique qui consiste, une petite vingtaine de siècles avant la naissance de la psychanalyse, à prêter du sens au non-sens des erreurs et lapsus calami des copistes, on peut comparer celle, plus paléographique, d'Édouard Dhorme en l'introdution à sa traduction de l'Ancien Testament dans la Pléiade: « Comme le prouve la comparaison avec l'ancienne version grecque des Septante, nombre de lacunes, dues à des erreurs par homeoteleuton, c'est-à-dire par le passage d'un mot au mot de la ligne suivante, ou par haplographie, c'est-à-dire par écriture unique de ce qui devait être répété, se constatent parfois dans l'hébreu, surtout dans certains livres négligemment copiés, tels les livres de Samuel, d'Ézéchiel et d'Osée. Inversement, on rencontre des phénomènes de dittographie, c'est-à-dire de répétitions de mots qui ne devaient être écrits qu'une fois. /.../ Les anciennes versions, en particulier celle des Septante, offrent souvent le moyen de remédier à ces accidents subis par le document original, dicté, écrit, manipulé par tant d'intermédiaires avant d'arriver à sa fixation définitive. /Elles/ sont les plus précieux auxiliaires pour l'intelligence et, au besoin, la rectification du texte hébreu. » (Introduction, p.XXI-XXII)
lorsqu'on s'imaginait ingénument seul maître à bord
Comme sa langue est éclatée, le texte biblique se révèle vermiculé, sa
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verset mot à mot est un trompeur ; celui qui ajoute au texte est un sacrilège et un blasphémateur. »69
Cet impératif de distorsion agit, on s'en doute, à tous les niveaux de la pensée talmudique ; l'appliquer également à la simple traduction prouve qu'on ne la méprise pas mais au contraire qu'on la rehausse au rang d'une création, d'une pensée, d'un travail interprétatif, lequel se fera de toute façon, avec ou sans l'accord du traducteur, puisque la pureté du passage entre deux langues est un vain songe. Autant donc y avoir sa part.
Le Talmud ne conçoit la glose, le commentaire, l'exégèse, l'interprétation et la traduction qu'au service d'une fabuleuse, désinvolte et féconde distorsion de la tradition. On trouve ainsi des exemples d'euphémisme qui, à force d'adoucir le sens, vont jusqu'à l'antinomie, aussi bien dans la Bible (la bénédiction- malédiction de Dieu que la femme de Job veut l'entendre rugir) que dans le Talmud où le petit traité Sema°hot, «Joies», est consacré en fait à la codification du deuil.
Les rabbis ne se font non seulement pas un crime de négliger telle signification usuelle d'un verset des Écritures pour le reprendre à leur manière, volontairement erronnée, manifestement choquante ; ils se permettent d'en inverser la lecture traditionnelle, y compris telle qu'elle pourra rejaillir ailleurs dans le Talmud.
Voici la version traditionnelle d'un verset des Proverbes (21:14) :
« Un présent glissé furtivement fait tomber la colère : un cadeau
offert en secret, le plus violent courroux. »
Cette traduction est de Zadoc Kahn ; celle de Chouraqui est:
« Don caché dompte la narine ; pot-de-vin en poche, la fièvre rude. »
52
69 Kiddouchin, 49a.
Il faut comprendre que de même qu'un don apaise la colère, un présent offert furtivement apaise la fureur ; le mot « apaiser », suivant la propension à l'ellipse du texte biblique, parfaitement rendue par Chouraqui, n'est pas réitéré mais seulement sous-entendu. Ainsi Segond peut-il traduire logiquement :
« Un don fait en secret apaise la colère,
Et un présent fait en cachette calme une fureur violente. »
Qu'en est-il de la version talmudique ?
« R. Éléazar a dit : Celui qui pratique la charité en secret est plus grand que Moïse notre maître, car Moïse notre maître a dit : Parce que j'étais effrayé à la vue de la colère et de la fureur (Deu. 9:19), alors qu'à propos de la charité il est écrit Un don secret apaise la colère (Pr. 21:14).
Cette opinion contredit celle de R. Isaac ; selon lui, la charité apaise la colère, mais non la fureur, puisqu'il est dit Un présent offert furtivement, une fureur violente (suite), ce qui signifie : Même si un présent est offert furtivement, la fureur reste violente.
Selon d'autres, R. Isaac a dit : Tout juge qui accepte un présent attire sur le monde une fureur violente, car il est dit Un présent offert furtivement, une fureur violente. »
Baba Bathra, 9b
La lecture du Talmud procure parfois cette inquiétante étrangeté dont Freud dit qu'elle sourvre en l'être et y déploie son arborescence quand le familier décolle de son calque étale, pour venir côtoyer l'incertain qu'il portait en lui endigué. Bizarrement proches et lointains à la fois (comme les Babéliens en quelque sorte), les textes juifs surprennent, voire agacent, par leur ésotérisme généreux et leur immédiate gratuité. On peut parler d'une construction loupée, au double sens d'amplifiée et de faillie, de dérailler, le mouvement propre du texte étant ralenti, démonté, examiné par le texte lui-même, comme une poésie qui prétendrait fournir avec une grande clarté didactique son explication de texte, un roman sa critique ou un essai les polémiques qu'il engendre.
Dans cette aggada, on passe d'un verset du Deutéronome à un autre des Proverbes, au fil de l'analogie des mots « colère » et « fureur » qui se trouvent ici et là, comme si les mêmes s'étaient concrètement, matériellement déplacés de part en part des Écritures. Cette chose qu'est le mot se voit réellement doué de motilité, et toute répétition se révèle alors une transmission, créatrice d'une pensée tierce, gravée en creux de la réitération qui seule la signale, et qu'il s'agit de découvrir puis d'interpréter, empreint du sérieux avec lequel on donne la vie.
Ce parcours lexical d'un verset l'autre se double d'une inversion, interne cette fois au verset d'arrivée, accomplie par Rabbi Isaac qui, de la seule proximité des termes « présent » et « fureur », tire une conclusion éclipsant l'apaisement d'abord sugggéré afin d'en faire jaillir une signification contraire : « un présent apaise la fureur » devient « un présent attire la fureur ».
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Enfin, une troisième sorte de mouvement se produit, aux bornes du verset d'arrivée (le verset du Deutéronome aura servi d'impulsion initiale), de son contexte en amont à son contexte en aval. En effet, le verset 14 du chapitre 21 des Proverbes est précédé d'un appel à la charité : « Celui qui ferme son oreille au cri du pauvre criera lui-même et n'aura point de réponse. » (verset 13), et suivi d'une considération sur la justice : « C'est une joie pour le juste de pratiquer la justice, mais la ruine est pour ceux qui font le mal. » (verset 15).
On comprend mieux désormais la conversion dans la aggada de l'idée de la grandeur d'une charité discrète à la condamnation de la malversation des juges, et cette vrille de la lecture qui permet, en un triple déplacement comme un looping sur l'infini toboggan d'un ruban de Möbius, de changer de sujet sans varier d'objet, de pratiquer une continuité sur le mode d'une rupture. Car le sens traditionnel n'est pas banalement aboli ni renié, puisqu'il est signalé au départ en l'opinion de Rabbi Éléazar. Il est fendu pour servir à un engendrement immédiat de sens contraire qui vient s'y accoler et extirper ainsi le passage entier de la tourbe où il risquait de s'enliser, où chaque écrit « traditionnel » peut périr englué.
C'est ce scandale de l'herméneutique pharisienne70 qui est dénoncé avec une consternante fureur dans les lectures traditionnelles de l'Évangile et du Coran.
14/ La mission de la tradition
Les Rabbins se soucient aussi peu de respecter la tradition qu'ils ne prétendent s'opposer systématiquement au sens communément admis du texte. Une telle attitude reviendrait à formuler une critique de la tradition dont le souci tenace serait de devenir la nouvelle tradition. Forte de son étymologie latine (traditio, action de livrer, de transmettre), la tradition ne se livre à ses opposants,
70 Le Talmud de Babylone et le judaïsme d'après l'exil sont l'œuvre des Pharisiens qui y ont seuls survécu, et dont en conséquence toute la pensée juive procède.
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ne cède sous le boutoir de ses réformateurs qu'à leur transmettre ce qui, à leur insu, les fait s'attaquer à elle.
Traditio signifie également relation ; nouvelle conséquence du tour de Babel, la tradition est par avance transmise, du seul fait qu'elle a été, de la seule relation qu'elle a liée indifféremment avec ceux qui s'en réclament ou à son encontre déclament. Les rabbis perspicaces ne cessent de nous démontrer que le savoir des pères se passe et regorge de fugues hors ce qui, en lui, pèse de ne plus passer, ce qu'imposent d'aucuns en invoquant l'inaliénabilité de la Tradition, dont ils peuvent d'autant moins se passer que tout cela les dépasse.
Babel provient de balal, mélanger, mêler, confondre, et assimiler une population aussi (bolel), celle bruissante et remuante de ces pères avec lesquels il s'agit pour chacun de vivre, ces pères qui ont transmis leurs dires à des fils qui, déjà, en un sens, y avaient leur part.
La première michna des Pirqé Avoth (les « Leçons des Pères » !) traite de cette transmission étonnante depuis Moïse jusqu'aux disciples des Sages, transmission écrite et orale d'emblée puisque le mot torah y est indéfini, et dont une ancienne tradition affirme qu'elle contenait d'avance, cette parole migratoire, tous les développements ultérieurs de l'exégèse et de la glose, que toute novation future s'y trouvait déjà, non point en ce que les nouveautés n'en sont pas vraiment, mais parce que sans la Thora qui les sustente avec ses archaïsmes, ses erreurs, ses scandales et ses ridicules, elles n'auraient simplement pas vu le jour.
15/ Aspects diaprés de la diaspora
Babel, cela vient peut-être également de Bab-lli, la porte de Dieu en akkadien, l'endroit charnière, l'ouverture à l'élection qui interdit la fermeture de la déréliction.
Qu'on tire dans la tradition juive son statut de son nom indique assez que ce n'est pas tellement la Babylone géographique qui est en cause qu'un lieu métaphysique en quoi se déploie la grandeur du Talmud, à l'instar de Jérusalem
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57 sous laquelle « toute la terre d'Israël est pliée » et qui « existe dans l'En-Haut et
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comme un exil plus jubilant qu'accablant. «Pourquoi célèbre-t-on si joyeusement les fêtes à Babylone ? Parce que Babylone n'est pas comprise dans cettte malédiction /que prononça Osée/ : Je mettrai fin à toutes ses joies, à ses fêtes, ses néoménies, ses chabbats, à toutes ses solennités (Os. 2:13), ni /dans celle d'Isaïe/ : Vos néoménies et vos solennités, mon âme les abhorre, elles me sont devenues à charge (Is. 1:14). »72
Exil plus roboratif qu'amoindrissant. « R. Éléazar a dit : "Le Saint, béni soit-Il, a exilé Israël uniquement pour que les convertis s'ajoutent à eux, selon ce qui est dit, Je sèmerai pour mon compte sur la terre (Os. 2:25) ; car pourquoi semer un seah sinon pour récolter de nombreux kor?"»73
Exil qui éloigne moins qu'il ne rejoint la Thora. « R. Hanina a dit : "C'est parce que la langue de ce pays est proche de celle de la Thora /que Dieu a exilé
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pensée, n'est même pas réellement un exil. « R. Juda a dit : Vivre à Babylone, c'est presque vivre sur la terre d'Israël, car il est dit Sauve-toi, Sion, toi qui habites chez la fille de Babylone ! (Zac. 2:11) »75
La diaspora, nous disent les Talmudistes, n'est pas l'effet d'un mouvement irrité de l'Éternel mais la réfraction sur les êtres de l'éparpillement des langues. Le tourbillon qui l'inaugure, cette confusion-dispersion que j'ai nommée globalement tour de Babel en tentant d'en suivre les méandres, est celui précis d'une impurification, au sens où il n'y a d'impureté radicale que dans la conjonction du mélange et de la distinction. La distinction seule est insuffisante
71 Zohar, Hayé Sarah, 128b. 72 Chabbat, 145b.
73 Pessa°him, 87b.
74 Ibid.
75 Ketouboth, 111a.
dans l'En-Bas selon une même semblance »
Ainsi Babylone, symbole de la diaspora, est-elle décrite dans le Talmud
Israël à Babylone/"»
De sorte que tout bien pesé la Babylone du Talmud, de l'étude et de la
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à garantir l'universalité d'une éthique respectable, puisqu'elle peut aisément fonder, sous le slogan banal du « droit à la différence », le pire des dérapages racistes. Parallèlement, le mélange seul, dans le fantasme d'une société où toute hiérarchie, toute inégalité, toute différence serait abolie, en un mot d'une société parfaitement métissée, ne peut conduire qu'à un totalitarisme rigoureux où le groupe prévaut sur l'individu et s'y injecte sans tolérer d'incartade, sans admettre la singularité d'une chamarrure.
L'invention radicale du monothéisme consiste ainsi dans la double motion de la diaspora, brise spirituelle qui assaillit le monolithisme des langues. En quoi consiste son éthique ? Dans cette issue universelle dont les valeurs ne valent que d'osciller subtilement entre la mixtion et la dispersion, la confusion et la distinction. « Ensuite les Israélites ont rassemblé des pierres et érigé un autel ; ils l'ont couvert de chaux et y ont gravé toutes les paroles de la Thora en soixante-dix langues, comme il est dit, Très distinctement (Deu. 27:8). »76
S'il fallait ne retenir essentiellement qu'une leçon du chapitre 11 de la Genèse, ce serait que le temps de l'écrit prévaut sur l'espace des peuples. En ce sens, comme Babel absorba un instant les nations du monde, comme tout Israël est dit ployé sous Jérusalem, la terre d'Israël elle-même est paradoxalement sise en diaspora, ce qui permet à Rachi de parler de « séjours à l'étranger » pour toutes les étapes du parcours d'Israël avant son installation en Canaan, « même le séjour à Hebron /au cœur de la terre promise donc/, puisqu'il est dit : Où Abraham et Isaac avaient séjourné (Ex. 6:4). »
Et de conclure son commentaire du verset temporel d'Exode 12:40 (« Or le séjour des Israélites, depuis qu'ils s'établirent dans l'Égypte, avait été de quatre cent trente ans. ») par : « Ceci est un des passages de la Tora qui ont été modifiés pour le roi Ptolémée. »...
Stéphane Zagdanski
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76 Sota, 36a.