L'histoire de Noé
Le mythe du déluge est-il vraiment universel ? Qu'est-ce qui relie et différencie les récits bibliques du déluge de ceux du monde mésopotamien ? Tout en répondant à ces questions, le professeur Thomas Römer a ouvert un champ d'interrogations passionnant, lors de sa conférence du 29 mars, à Genève. Cet éminent spécialiste de la Bible hébraïque, professeur au Collège de France et aux Universités de Genève et Lausanne, était l'invité de la revue choisir dans le cadre du Festival Histoire et Cité.
Noé l'histoire de l'Arche et du Déluge
Comment interpréter le récit du déluge, théologiquement?
Dans la plupart des récits du bassin méditerranéen ou de Mésopotamie, c'est la colère de Dieu ou des dieux qui provoque le déluge, car ils sont mécontents du comportement des hommes qui n'assument pas leurs responsabilités de créatures de Dieu. La Genèse évoque la violence répandue partout sur la Terre. Entre hommes, mais aussi envers les animaux. Cette idée reflète la conscience que le monde est fragile. Que tout peut s'effondrer et que l'homme doit assumer les conséquences des dérèglements qu'il provoque.
L'eau l'élément principal du châtiment divin
La Bible mentionne aussi le déluge de feu, c'est l'histoire de Sodome et Gomorrhe. (nous suivrons cette histoire dans le cycle d'Abraham) Mais il est vrai que la destruction par l'eau est le mythe le plus répandu dans toutes les religions. La raison paraît simple. Les hommes vivaient au bord des fleuves. Et ils ont connu les inondations du Tigre et de l'Euphrate en Mésopotamie, les crues du Nil en Egypte et d'autres encore le déluge de la mer Noire. Ainsi, toutes les cultures se sont posé les mêmes questions et toutes ont craint que le ciel leur tombe sur la tête.
L'histoire du déluge, c'est aussi l'histoire des rescapés...
Dans les textes, les dieux se font peur eux-mêmes de la catastrophe qu'ils ont provoquée. Au dernier moment, ils arrêtent tout. C'est Noé sauvé des eaux. C'est Uta-Napishtim, le Noé mésopotamien dans l'Epopée de Gilgamesh, bien antérieure.
Le monde après le déluge
Le récit du déluge a justement l'autre fonction d'expliquer pourquoi le monde d'après n'est pas le monde idéal prévu par le créateur. Avant le déluge, l'homme est végétarien. Il y a des animaux, mais il ne les mange pas. Après le déluge, lorsque le monde est recréé, si l'on peut dire, l'homme mange de la viande. Car Dieu se rend compte que l'être humain est ce qu'il est, et qu'il faut faire des concessions. Mais non sans règles. C'est ici qu'apparaît le sacrifice. Car mettre à mort un être vivant, une créature de Dieu, n'est pas anodin. Prudemment, les Anciens ont choisi d'impliquer la divinité par le rite du sacrifice.
Les scientifiques ont des idées assez précises aujourd'hui sur l'origine du déluge. Les prêtres et pasteurs peuvent-ils encore avoir une lecture du texte au premier degré?
Certains milieux catholiques ou évangéliques l'ont encore, mais la plupart savent bien que le récit biblique découle de récits mésopotamiens retrouvés au XIXe siècle. On s'est alors aperçu que certains passages de la Bible ont été copiés. avec de nombreuses différences bien sûr. Car les Mésopotamiens avaient plusieurs dieux, bons et méchants. Dans la Bible, le même dieu doit assumer les deux rôles. Du point de vue de l'interprétation, une tendance assez courante aujourd'hui est «le concordisme», la concordance entre certains éléments du récit biblique et les recherches scientifiques (la montée des eaux due au réchauffement, les crues, les catastrophes, etc.).
Il y a-eu certainement plusieurs déluges
Car le récit le plus ancien, sumérien, date du IIIe millénaire avant J.-C. Il a inspiré lui-même celui de Gilgamesh. Le récit biblique, lui, date peut-être du VIe siècle avant notre ère et fait déjà la synthèse de deux récits. Ces récits valent pour un ensemble de catastrophes vécues par l'homme et qui l'ont fait réfléchir. Comme après un tsunami qui fait couler beaucoup d'encre. Avait-on bien fait de laisser des gens s'installer au bord de l'eau? L'homme respecte-t-il assez la nature? Ces questions refont inévitablement surface. On peut bien s'interroger sur le fondement historique de ces récits, mais, concernant l'arche de Noé, j'espère que les scientifiques ont abandonné leurs recherches. Interpréter cette histoire à la lettre, c'est du scientisme. Car, dès lors, pourquoi se baser sur la Bible? Pourquoi pas sur les textes mésopotamiens ou égyptiens bien plus anciens? L'idée que la Bible est une référence, c'est du «fondamentalisme scientifique», celle-ci peut-être référence en matière de spiritualité mais certainement pas en matière de science.
Le récit du déluge n'est pas différent dans la Bible et dans la Torah
Car l'Ancien Testament est en fait la bible hébraïque, dont la Torah n'est que la première partie. Je disais plus avant que le récit du déluge combine deux récits qui jadis ont existé en parallèle. En éditant la Bible, vers le Ve siècle, on ne pouvait raconter deux déluges, deux destructions du monde à la suite. On a donc combiné les deux récits, que l'analyse littéraire permet encore de distinguer. L'épopée de Gilgamesh a fourni certainement la base de ces deux versions. Car Gilgamesh est l'Iliade de la Mésopotamie. On s'en servait pour apprendre à lire et écrire et le texte était connu dans toute l'Antiquité. Comme les intellectuels juifs ont été déportés à Babylone au VIe siècle avant notre ère, après la destruction de Jérusalem, il est fort probable qu'ils en aient eu connaissance.
Le nom de Noé נֹחַ nōa'h, dans la Bible,, rappelle immédiatement le déluge (Gn 6-9) dont il est le héros, sauvant l'humanité d'une destruction totale. Mais son histoire se réduit-elle à celle du déluge ? Il est vrai qu'en dehors de ce récit, les sources bibliques sont maigres à son sujet. Gn 5,29 introduit le personnage en faisant référence à sa naissance et à sa généalogie, Is 54,9 est une allusion au déluge biblique et à son idéologie, par l'expression des « eaux de Noé », et Ez 14,14‑20 présente le personnage élevé à un statut héroïque comparable à celui de Daniel et de Job. Une histoire donc pour le moins circonscrite malgré une renommée indéniable ! Comment définir ce héros nommé Noé et rendre compte de ce qu'il représente dans les traditions littéraires et idéologiques des textes bibliques, voilà le projet de cet étude, dans une approche certes littéraire, mais également historique et comparatiste. Le héros va ainsi être replacé dans des ensembles littéraires et des contextes historiques toujours plus vastes, en commençant par :
le récit du déluge (I.),
l'histoire des origines (II.),
le Pentateuque (III.),
les Prophètes (IV.),
les deutérocanoniques (V.).
La question du nom sera, en dernier lieu, étudiée et mise en rapport avec les différentes perspectives littéraires analysées ainsi qu'avec quelques traditions mésopotamiennes (VI.).
Ce parcours permet de mettre en valeur l'évolution de la figure de Noé au fil des textes et de leurs relectures et, donc, d'éclairer la ou les tradition(s) qui se sont développées à son sujet.
Perspective littéraire I.
Le récit du déluge (Gn 6-9)
Noé, comme les références l'indiquent, est d'abord le héros du déluge. Le récit a généralement fait l'objet d'un consensus de la part des critiques : deux récits différents peuvent aisément être délimités, l'un sacerdotal (P), l'autre non-sacerdotal (non-P). La trame non-sacerdotale se caractérise ainsi : la divinité s'appelle Yhwh. La cause du déluge est la perversité du cœur humain. Yhwh demande à Noé de prendre sept paires d'animaux purs et une paire d'animaux impurs. Le déluge dure quarante jours et quarante nuits et il est provoqué par une pluie violente. Noé sort de l'arche et offre un sacrifice composé d'animaux purs. Yhwh hume l'odeur du sacrifice, se résigne face à la méchanceté humaine et promet de ne plus bouleverser l'ordre de l'univers par un déluge. La trame sacerdotale s'en différencie ainsi : la divinité porte le nom d'Elohîm (comme dans le récit de création sacerdotal en Gn 1). La cause du déluge est générique : la terre est corrompue et la violence règne partout. Elohîm demande alors à Noé de construire une arche et d'y faire entrer un couple de chaque espèce animale vivant sur la terre. La chronologie de ce second récit est rythmée par un véritable calendrier. Le déluge est provoqué par l'ouverture des cataractes du ciel et des sources de l'abîme, la cosmologie n'étant autre que celle de la création (cf. Gn 1,2). À la fin du déluge, après que les eaux se sont retirées, Elohîm bénit Noé et sa famille, change les instructions sur la nourriture - en permettant, sous condition, de manger de la viande (cf. 1,29‑30) - et conclut une alliance avec Noé, alliance par laquelle il promet de ne plus envoyer un autre déluge. L'arc-en-ciel est le signe de cette alliance. Mais le Noé de ce double récit joue-t‑il le même rôle ?
Comme l'a souligné Carol M. Kaminski, la juxtaposition des concepts de « grâce » et de « justice » pose une question d'interprétation théologique : Noé est-il choisi par grâce divine, parce qu'« il a trouvé grâce aux yeux de Yhwh » (Gn 6,8 non-P) ou parce qu'il est « juste » (Gn 6,9 P ; 7,1 non-P), obéissant et donc justifié ? L'auteur tente de montrer que la grâce divine est sans mérite dans l'ensemble de l'histoire des origines (Gn 1-11) et même de la Genèse, de sorte que c'est la grâce plus que la justice qui doit éclairer la finalité du déluge. Quoi qu'il en soit de l'interprétation théologique, la figure noachique est enrichie par la double perspective sacerdotale et non-sacerdotale, de justice et de grâce.
Un autre point mérite d'être souligné au sujet de ce récit, qui pointe vers la nécessité d'élargir la perspective littéraire pour saisir toute la richesse de la figure de Noé. Si, selon la trame sacerdotale, Noé n'offre pas de sacrifice, il n'en reste pas moins que l'arche qu'il construit se présente comme un temple en filigrane. Comme l'ont souligné de nombreux commentateurs, les dimensions précises de l'arche et le choix de son matériau font écho aux instructions données à Moïse pour le sanctuaire (Ex 25-27), à la description du temple de Salomon (1 R 6,2‑10 ; 2 Ch 3,3‑17), ou encore à la description du temple en Ezéchiel 40-42. Une même formule solennelle sanctionne l'obéissance à l'instruction divine (Gn 6,22 // Ex 39,42), une même date signale le début de la fin « au premier jour du premier mois » (Gn 8,13 // Ex 40,1‑15). Enfin, les trois étages de l'arche (Gn 6,16) rappellent la structure fondamentale du temple de Salomon en trois étages selon la Septante ou trois annexes selon le texte massorétique (1 R 6,6). Cette symbolique ne serait autre que cosmique, décrivant ciel, terre et shéol. De plus, les traducteurs de la Septante n'ont pas hésité à utiliser le terme de κιβωτός pour désigner à la fois l'arche de Noé et l'arche d'alliance. L'arche du déluge est (donc) un temple avant la lettre, au centre du nouvel ordre cosmique, d'où sort tout ce qui peut donner la vie au monde. On le voit, le personnage de Noé est enrichi par une perspective littéraire élargie : ici Noé annonce Moïse qui lui aussi est sauvé des eaux "du Nil", et la montagne sur laquelle vient reposer l'arche pointe vers une autre montagne où loi et tabernacle seront révélés.
Pourtant le récit du déluge, avant d'être saisi dans la perspective littéraire du Pentateuque, s'inscrit dans une histoire communément appelée « des origines ». Il convient donc maintenant de se pencher sur cette histoire et de tenter de saisir le rôle de Noé dans cet ensemble.
Perspective littéraire II. L'histoire des origines (Gn 1-11)
L'histoire des origines s'étend de Gn 1,1 à 11,26 ou 32 si l'on inclut la dernière généalogie qui ouvre l'histoire d'Israël sur Abram / Abraham et les patriarches. C'est une histoire composite dont les tensions littéraires révèlent au moins deux sources différentes, comme pour le récit du déluge : l'une sacerdotale, l'autre non-sacerdotale. Même si cette histoire est connue, je voudrais en rappeler les grands traits afin d'éclairer le rôle spécifique de Noé dans cette nouvelle perspective. Elle commence par la création du ciel et de la terre, de l'homme et de la femme (Gn 1-2). Tandis que le premier récit de création sacerdotal se déploie dans une dimension universelle (Gn 1), le second, non-sacerdotal, se focalise sur le jardin nommé Eden dans lequel l'homme est placé pour en prendre soin (Gn 2,15). Or c'est dans ce jardin que le drame et la rupture se produisent : ayant partagé le fruit interdit de la connaissance du bien et du mal, l'homme et la femme sont exilés et châtiés (Gn 3,16‑23 cf. 2 R 25). Ils se trouvent alors éloignés de la présence divine, présence signifiée lorsqu'à la fraîche, à la tombée du jour, la divinité vient se promener dans le jardin pour converser avec sa créature Adam et sa femme (Gn 2,8). Cette intimité est dorénavant rompue. Mais c'est alors que la femme devient Eve (Gn 3,20) et enfante d'abord Caïn puis Abel « avec Yhwh » (Gn 4,1‑2). Abel meurt de la main de Caïn et la malédiction du sol commencée en Gn 3,17 (« Et à Adam il dit : parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre au sujet duquel je t'ai commandé, disant tu n'en mangeras pas, maudit est le sol à cause de toi, tu en mangeras péniblement tous les jours de ta vie. ») se poursuit en 4,11‑12 (« Et maintenant, tu es maudit de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu laboureras le sol, il ne te donnera plus sa force, tu seras errant et vagabond sur la terre »). Cependant cette fois ce n'est pas le sol qui est maudit, mais Caïn qui est maudit du sol. L'absence divine semble s'intensifier. Dans tous les cas, en Caïn l'homme devient errant et vagabond. Pourtant la généalogie d'Adam et Eve ne s'arrête pas et la civilisation apparaît même alors : Hénok est à la fois le fils de Caïn et la première ville bâtie (Gn 4,17‑22). Cette civilisation est empreinte d'une violence qui se démultiplie (Gn 4,23‑24) au point de remplir et de corrompre toute la terre (Gn 6,5.11‑12). Yhwh dont la localisation n'est pas spécifiée décide donc de détruire cette terre mais de sauver Noé qui a « trouvé grâce » à ses yeux (Gn 6,8). Aussi s'adresse-t‑il directement à Noé (Gn 6,14). L'arche est bâtie, Noé et toute sa maison y trouvent refuge. Au lendemain du déluge, Yhwh promet de ne plus jamais maudire le sol à cause de l'homme, bien que le cœur de l'homme soit porté au mal dès sa jeunesse (Gn 8,21). La généalogie de Noé se poursuit dans le commandement originel réitéré d'être fécond et de remplir la terre (Gn 9,1.7 cf. 1,28). Cependant ce commandement est amplifié d'une interdiction de tuer et la punition du meurtre n'est rien d'autre que la mort du meurtrier (Gn 9,6). Surtout, Dieu établit son alliance et promet de ne plus jamais détruire la terre :
Et Elohîm dit : C'est ici le signe de l'alliance que je mets entre moi et vous et tout être vivant qui est avec vous pour les générations, à toujours. Je mettrai mon arc dans la nuée, et il sera pour signe de l'alliance entre moi et la terre. 14Et il arrivera que quand je ferai venir des nuages sur la terre, alors l'arc apparaîtra dans la nuée, Et je me souviendrai de mon alliance qui est entre moi et vous et tout être vivant de toute chair, et les eaux ne deviendront plus un déluge pour détruire toute chair. Et l'arc sera dans la nuée, et je le verrai pour me souvenir de l'alliance perpétuelle entre Elohîm et tout être vivant de toute chair qui est sur la terre. Et Elohîm dit à Noé : C'est là le signe de l'alliance que j'établis entre moi et toute chair qui est sur la terre. 18Et les fils de Noé qui sortirent de l'arche étaient Shem, et Ham, et Yaphet : et Ham fut le père de Canaan. Ces trois sont fils de Noé et c'est d'eux que la population fut dispersée sur toute la terre. (Gn 9,12‑19)
Manifestement l'histoire de ces premiers chapitres est un crescendo, à la fois une démultiplication du mal accompagnée de la malédiction du sol jusqu'au point de non-retour qu'est le déluge, volonté divine de se retirer de la terre et même plus de la détruire, mais aussi une croissance ininterrompue de la vie depuis que Eve, « mère des vivants » (Gn 3,20), a donné des fils à Adam (3,21 ; 4,1.17.25 ; 5,1‑3). Le déluge en ce sens fait place à une recréation non pas cette fois œuvre de la parole ou des mains de la divinité mais poursuite de la vie transmise, démultiplication de Noé par sa descendance (6,9‑10 ; 10 ; 11,10‑32), accompagnée maintenant de l'alliance et de la promesse que plus jamais un déluge ne détruira la terre.
Outre cette trajectoire d'amplification et de crescendo, une structure parallèle se fait jour aussi puisque, comme on l'a souvent noté, le déluge fonctionne comme une dé-création. Les eaux d'en haut qui avaient été séparées pour former un firmament dans le ciel sont à nouveau mélangées avec les eaux d'en bas, et le déluge redevient le tohû wabohû (Gn 1,2) au sein duquel la création n'existe plus, ou pas encore. C'est d'abord la terre qui est recouverte d'eau, ensuite « les oiseaux, le bétail, les bêtes vivantes, tout ce qui abonde sur la terre et tout homme-Adam » (Gn 7,21), selon l'ordre même de Gn 1. Après la destruction et le jugement viennent la recréation et l'alliance. La création est ainsi complètement renouvelée, bien que la présence divine soit devenue plus distante. Diverses études ont montré les parallélismes non seulement entre création et re-création, mais aussi sur le plan structurel entre les périodes anté- et post-diluviennes.
Un modèle, parmi d'autres, apparaît stimulant :
Le premier temps de création est manifestement suivi par un deuxième mouvement, de recréation. À ceci près que les deux dernières sections forment un chiasme, de sorte que l'histoire des origines ne se termine pas sur la chute de Babel (en parallèle avec la chute des Nephilim) mais avec les dix générations de Noé à Téra (11,10‑26) annonçant l'histoire de l'alliance avec les patriarches. Il y a là une rupture dans la structure qui apparaît particulièrement significative : l'inversion de la structure invite à penser non pas une malédiction mais une volonté de bénédiction de la descendance des fils de Shem, bénédiction qui se poursuit avec les patriarches. Ainsi, la trajectoire de crescendo du mal dans le cœur de l'homme et sur la terre peut se poursuivre, la volonté divine de ne plus jamais détruire la terre est irréversible et peut être considérée comme la cause, sur le plan narratif, de cette irrégularité de structure. Babel n'entraîne pas un nouveau déluge, une nouvelle malédiction. Babel n'est pas détruite, le projet humain est simplement arrêté afin d'être réorienté, non anéanti. Aussi peut-on revenir sur la question de la fin de l'histoire des origines. Si l'on adopte une fin avec la généalogie de Téra (11,27‑32), alors l'histoire des origines se poursuit sans solution de continuité dans l'histoire des patriarches et la structuration par les généalogies est efficacement orientée et réorientée vers Shem. Si le récit de l'appel d'Abram résout la tension de la relation de Yhwh avec l'homme, laissée en suspens dans le récit de Babel, on peut alors aller plus loin et souligner un point étonnant : l'errance ou plus exactement l'itinérance d'Abram qui est aussi celle de Yhwh. Ainsi, ce dernier se déplace au gré de l'itinérance d'Abram et se laisse voir aussi, à Sichem, au chêne de Moré. Abram bâtit des autels signe de la présence et de la promesse divine. Yhwh reste mobile, présent avec Abram dans ses déplacements. Il y a là quelque chose de la proximité et de la liberté édénique..
Mais cette présence divine qui s'accomplit dans l'alliance avec Abraham et sa triple promesse (Gn 17) n'est pas sans imposer ou plutôt proposer à Abraham lui-même d'être présent à Dieu : « Et Abram était âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans. Et Yhwh apparut à Abram et lui dit : Je suis El Shaddai, marche devant ma face et sois parfait. » (Gn 17,1). Or, de manière étonnante, la marche avec l'autre rappelle Gn 3,8, lorsqu'à la fraîche Yhwh vient se promener avec sa création dans son jardin. Mais, elle renvoie surtout ouvertement au personnage de Noé : « Noé était un homme juste, il était parfait parmi ceux de son temps, Noé marchait avec Elohîm. » (Gn 6,9 P). Il faut noter le chiasme que forment les deux références sacerdotales mises en regard (6,9 / 17,1). Noé est parfait et cette perfection est expliquée par le fait qu'il marche avec Dieu. Noé, à la différence d'Adam et Eve, a gardé par sa justice cette liberté édénique : il reste toujours dans la présence divine. À Abraham Elohîm dit de marcher devant lui car ainsi il sera parfait. Ce marcher avec / devant est donc essentiel dans la perspective littéraire de cette histoire des origines. Surtout, il place Noé au cœur de cette histoire dans une très grande proximité divine, exemplaire même pour les patriarches. Le Noé de grâce et d'obéissance ou de justice du récit du déluge est ainsi le « héros » d'une histoire bien plus grande, commencée en Eden aux origines et qui se poursuit par Abraham dans celle des patriarches.
Difficile alors de ne pas élargir l'analyse au document sacerdotal dans son ensemble, voire à l'ensemble du Pentateuque. En d'autres termes, quelle image de Noé se dégage lorsqu'il est replacé dans la perspective littéraire plus large du Pentateuque ?
Perspective littéraire III. Le Pentateuque
Si l'alliance avec Noé est une promesse universelle de ne plus détruire la terre quelle que puisse être sa corruption, celle avec Abraham est élective et ne concerne que sa descendance. Pour cette raison, la double périodisation proposée par Jean-Louis Ska distinguant l'histoire universelle (celle des origines) de l'histoire d'Israël apparaît stimulante. En ce sens, « le but de P est de retrouver dans le passé les fondements solides sur lesquels la communauté d'Israël peut se réédifier ». L'intérêt d'une double périodisation est la place qui est alors donnée à l'alliance abrahamique, pivot permettant la transition d'une histoire universelle vers celle d'Israël, d'une histoire d'éloignement vers celle d'un rapprochement dont le tabernacle représente certainement l'accomplissement. Cette centralité d'Abraham se vérifie largement dans la structure et l'idéologie sacerdotales. Noé cède alors la place au patriarche Abram/Abraham.
Pourtant, une étude récente sur les formules généalogiques (toledot), dans une perspective synchronique, a mis en évidence le principe organisationnel de la formule au sein de l'ensemble du Pentateuque. L'auteur remarque que cinq formules sont privées du ו waw coordonnant :
Ce sont ici les générations (toledot) des cieux et de la terre lorsqu'ils furent créés, au jour que Yhwh Elohîm fit la terre et les cieux (Gn 2,4)
C'est ici le livre des générations (toledot) d'Adam. Au jour où Elohîm créa Adam, il le fit à la ressemblance de Elohîm. (Gn 5,1)
Ce sont ici les générations (toledot) de Noé : Noé était un homme juste, il était parfait parmi ceux de son temps, Noé marchait avec Elohîm. (Gn 6,9)
Ce sont ici les générations (toledot) de Shem : Shem était âgé de cent ans, et il engendra Arpakshad, deux ans après le déluge. (Gn 11,10)
Les autres références aux toledot sont Gn 10,1 (« Et ce sont ici les générations des fils de Noé : (...)
Ce sont ici les générations (toledot) de Jacob : Joseph, âgé de dix-sept ans, paissait le menu bétail avec ses frères, et, encore jeune garçon, il était avec les fils de Bilha et les fils de Zilpa, femmes de son père. Et Joseph rapporta à leur père leur mauvaise renommée. (Gn 37,2)
Or ces cinq formules engendrent un processus de focalisation de l'universel vers le particulier, c'est-à-dire de la création du monde vers Israël / Jacob. On peut aussi considérer qu'elles forment une structure concentrique : A) le ciel et la terre, B) Adam, C) Noé, B') Shem, A') Jacob / Israël. Noé est alors au centre de cette structure, au centre donc de l'ensemble du Pentateuque, mettant ainsi en exergue le rôle et l'importance du personnage mais aussi de son alliance. Cette mise en valeur de la généalogie de Noé est d'autant plus intéressante qu'il n'en existe pas pour Abraham : point de formule de toledot pour le père des nations ! Dans cette visée synchronique, au cœur du Pentateuque, se situent non seulement la descendance noachique mais également l'alliance divine non réciproque et éternelle ou perpétuelle avec cette descendance. Cette alliance signifie comme on l'a vu que, quelle que soit la faute humaine, la présence divine demeure ; d'où l'importance du signe de l'arc-en-ciel.
On voit que dans cette seconde perspective littéraire plus vaste, le rôle dévolu à Noé n'est pas nécessairement secondaire, et peut même être central. S'il n'est pas directement le père de la descendance choisie, il est celui de l'humanité et d'une alliance universelle que rien ne pourra plus jamais rendre caduque. Qu'en est-il alors lorsque l'on élargit la perspective aux livres situés en dehors du Pentateuque ?
Perspective littéraire IV. Les Prophètes
Deux références à Noé (seulement) sont présentes dans ce vaste corpus prophétique qui, dans la Bible hébraïque, commence avec le livre de Josué et se clôt avec le dernier des Douze petits prophètes, Malachie : Isaïe 54,9 et Ezéchiel 14,14‑20. Si toutes deux apparaissent dans des textes relativement tardifs, au plus tôt exiliques, le Deutéro-Isaïe (Is 40-55) et le livre d'Ezéchiel, elles ne présentent pourtant pas la même teneur. Le premier se situe clairement dans la logique de l'idéologie du déluge biblique analysée plus haut :
Un bref instant, je t'avais abandonnée, mais sans relâche, avec tendresse, je vais te rassembler. Dans un débordement d'irritation, j'avais caché mon visage, un instant, loin de toi, mais avec une amitié sans fin je te manifeste ma tendresse, dit celui qui te rachète, Yhwh. 9C'est pour moi comme les eaux de Noé : à leur sujet, j'ai juré qu'elles ne déferleraient plus ces eaux de Noé, jusque sur la terre ; de même, j'ai juré de ne plus m'irriter contre toi et de ne plus te menacer. 10Quand les montagnes feraient un écart et que les collines seraient branlantes, mon amitié loin de toi jamais ne s'écartera et mon alliance de paix jamais ne sera branlante, dit celui qui te manifeste sa tendresse, Yhwh. (Is 54,7‑10)
Manifestement, la référence isaïenne « semble » en accord avec les textes et l'idéologie du déluge : un bref instant pourtant Yhwh s'est à nouveau irrité avec, il faut le noter, un « débordement d'irritation » dont la métaphore n'est pas sans offrir un écho au déluge ! Le déluge n'est pourtant jamais nommé dans ce texte, sans doute pour en minimiser la réalité et l'impact ; « les eaux de Noé » n'ont jamais plus submergé la terre. Ce rappel est associé à l'alliance qualifiée de paix qui est, de fait, perpétuelle.
Mais la référence ézéchielienne semble, elle, plutôt en rupture avec l'idéologie biblique du déluge :
Même si ces trois hommes : Noé, Daniel et Job, se trouvent au milieu de ce pays, eux seuls sauveront leur vie, par leur justice - oracle du Seigneur Yhwh. Et si j'envoie des bêtes féroces dans le pays, pour qu'il soit désert, privé de ses enfants, sans que personne ne le traverse, à cause des bêtes, même si ces trois hommes se trouvent au milieu du pays, par ma vie - oracle du Seigneur Yhwh - ils ne sauveront ni fils ni filles ; eux seuls seront sauvés et le pays sera désert. Ou bien, si je fais venir l'épée contre ce pays, si je dis : Que l'épée passe dans ce pays, qu'elle en retranche hommes et bêtes, même si ces trois hommes se trouvent au milieu du pays, par ma vie - oracle du Seigneur Yhwh - ils ne sauveront ni fils ni filles ; eux seuls seront sauvés. Ou bien si j'envoie la peste contre ce pays, si je répands ma fureur contre lui, dans le sang, pour qu'en soient retranchés hommes et bêtes, même si Noé, Daniel et Job se trouvent au milieu du pays, par ma vie - oracle du Seigneur Yhwh - ils ne sauveront ni fils ni filles. Eux seuls, par leur justice, sauveront leur vie. Car ainsi parle le Seigneur Yhwh : Même si j'ai envoyé mes quatre terribles châtiments contre Jérusalem : l'épée, la famine, les bêtes féroces et la peste, pour en retrancher hommes et bêtes, pourtant un reste y subsiste. On a fait sortir de la ville des fils et des filles ; les voici qui viennent vers vous. Vous allez constater leur conduite et leurs actes, alors vous vous consolerez du malheur que j'ai fait venir sur Jérusalem, de tout ce que j'ai fait venir sur elle. Ils vous consoleront, car vous verrez leur conduite et leurs actes ; alors vous saurez que ce n'est pas sans raison que j'ai accompli tout ce que j'ai fait dans la ville - oracle du Seigneur Yhwh. (Ez 14,14‑23)
Il n'est pas inutile de replacer tout d'abord cet oracle dans la structure plus générale de l'ouvrage : les oracles de jugement jusqu'en Ez 33 annoncent la chute de Jérusalem, tandis que l'annonce de restauration pour la communauté rescapée du désastre de 587 av. n. è. s'étend d'Ez 34 à 48. Une troisième partie peut être distinguée au centre du livre, celle des oracles contre les nations (Ez 25-32). L'insertion des oracles contre les nations marque le passage de la colère de Yhwh contre Jérusalem (4-24) à celle de la colère contre les nations (25-32) avant de se transformer en annonce de salut pour Jérusalem dans la dernière partie. La structure bipartite a l'avantage de mettre en valeur l'évolution eschatologique du livre et les échos thématiques de l'une à l'autre partie (départ et retour de la gloire divine ; oracles contre les montagnes), ainsi que les thématiques du jugement, de la dynastie davidique et de l'alliance. Le chapitre XIV se trouve ainsi au cœur d'une section d'oracles de jugement visant Jérusalem.
La perspective du déluge est donc extraordinairement renversée puisque la justice des justes ne suffit plus à sauver le monde. Pourtant, il demeure un reste, des fils et des filles, mais celui-là reviendra de l'extérieur. Ici se dessine une perspective politique souvent qualifiée de « pro-golah », c'est-à-dire favorable à la population déportée, vue comme le « reste » fidèle et le véritable Israël. C'est sur la base de la petite communauté formée par la première déportation que pourra se réaliser la restauration future. Quoi qu'il en soit, il est manifeste que la justice de Noé ne sert qu'à lui et qu'il n'est pas question de grâce divine, car Yhwh est manifestement très en colère. Cette vérité est martelée à quatre reprises ! Mais pourquoi aligner Noé, héros diluvien, avec Daniel et Job que l'on qualifierait plus volontiers de « sages »? Noé ne prie pas (ce que fait Abraham lorsqu'il tente de sauver Sodome et Gomorrhe) mais, comme Daniel et Job, il bénéficie de révélations, à propos du déluge prochain mais aussi de l'arche. C'est sans doute à ce titre qu'il figure parmi les plus grands sages, ce qui correspond à l'image des héros diluviens de Mésopotamie.
La référence à Noé, Daniel et Job pourrait aussi pointer, vers une autre tradition littéraire concernant non pas tant la sagesse que le salut de la descendance. En effet, la descendance des trois héros, un moment mise en danger, est finalement sauvée ou restaurée : Noé se trouve ainsi aux côtés de Job qui, ayant perdu les siens au début du livre, se voit offert à la fin une nouvelle descendance, et de Daniel dont la descendance perdue aurait également été restituée. Ici apparaît un autre thème peu mis en valeur auparavant, bien qu'il appartienne également au récit du déluge, celui du salut de la descendance.
L'examen des textes bibliques pourrait se clôturer ici. Il mettrait en évidence une tradition biblique fidèle au récit du déluge, même si, en Ezéchiel, elle pointe vers un développement à la lumière d'autres figures de sagesse antiques. Pour cette raison, il serait dommage de passer sous silence deux autres références, deutérocanoniques cette fois, qui obligent donc à élargir encore le corpus dans lequel la figure du Noé biblique prend sens.
Perspective littéraire V. Les deutérocanoniques
Deux références documentent encore le héros Noé dans la littérature deutérocanonique, Siracide 44,17 et Tobit 4,12. La première se trouve insérée dans la célèbre Louange des Pères qui s'étend des chapitres 44 à 50 et qui retrace toute l'histoire du passé d'Israël :
Mais voici des hommes de bien dont les bonnes actions n'ont pas été oubliées. 11À leur descendance passent leurs biens, leur héritage à leurs rejetons. 12Leur descendance remplit ses obligations et leurs enfants à cause d'eux. 13À jamais demeurera leur descendance et leur gloire ne disparaîtra pas. 14Leurs corps ont été ensevelis dans la paix et leur nom vit pour les générations. 15Des nations raconteront leur sagesse et l'assemblée annoncera leur louange. 16Hénok plut au Seigneur et fut transféré ; c'est un exemple de conversion pour les générations. 17Noé fut trouvé parfait et juste ; au temps de la colère il assura la relève. À cause de lui il y eut un reste pour la terre quand arriva le déluge. 18Des alliances éternelles furent établies avec lui pour que tout être de chair ne fût plus détruit par un déluge. 19Le grand Abraham, ancêtre d'une multitude de nations, il ne s'est trouvé personne pour l'égaler en gloire. 20Il observa la loi du Très-Haut et entra dans une alliance avec lui. Dans sa chair il établit l'alliance et dans l'épreuve il fut trouvé fidèle. 21C'est pourquoi Dieu lui assura par serment que les nations seraient bénies en sa descendance, qu'il le multiplierait comme la poussière de la terre, qu'il exalterait sa descendance comme les étoiles et que leur patrimoine s'étendrait de la mer jusqu'à la mer et depuis le Fleuve jusqu'aux extrémités de la terre. (Si 44,10‑21)
Il ne fait pas de doute que, dans le cas de Noé, la relecture qu'offre le Siracide est en parfait accord avec la tradition analysée plus haut : descendance, sagesse, perfection, justice, alliance éternelle, autant d'éléments qui résument parfaitement la tradition biblique noachique. On notera aussi que l'auteur distingue l'alliance noachique concernant toute chair, c'est-à-dire universelle, de l'alliance abrahamique concernant la chair, c'est-à-dire la descendance, d'Abraham.
Mais la référence dans le livre de Tobit paraît, de prime abord, plutôt déconcertante. Loin de l'association avec le déluge et avec l'alliance universelle de paix, Noé devient ici, dans l'instruction d'un père à son fils, l'exemple d'un mariage « saint »
Garde-toi, mon enfant, de toute union illégale, et en premier lieu prends une femme de la race de tes pères. Ne prends pas une femme étrangère, qui ne serait pas de la tribu de ton père, parce que nous sommes fils des prophètes. Souviens-toi, mon enfant, de Noé, d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, nos pères : dès les temps anciens ils ont tous pris femme chez leurs frères, aussi ont-ils été bénis dans leurs enfants et leur race aura la terre en patrimoine. (Tob 4,12)
Certainement, il s'agit là de sauver une descendance, mais une descendance « sainte » plutôt que nombreuse, ce qui fait écho aux livres d'Esdras et de Néhémie et à la loi deutéronomique (Dt 7,1‑7), plus qu'au récit de la Genèse. De plus, il est difficile de concéder au rédacteur du livre de Tobit que les patriarches sont systématiquement des exemples de tels mariages. Certainement, un point de vue idéologique sectaire est ici revêtu de la bénédiction d'une descendance nombreuse accordée aux patriarches. La figure de Noé est instrumentalisée au profit d'une idéologie séparatiste qui préfigure le débat, aux époques hellénistique et romaine, sur l'identité des Yehudim. Cette tradition est d'ailleurs attestée dans le Livre des Jubilés (IIe siècle av. n. è.), où Noé épouse sa cousine germaine (4,33). On pourrait dire que la tradition relative au salut de la descendance sert ici un idéal politique et social de type endogamique.
Aussi circonscrite que la figure de Noé puisse apparaître dans les textes bibliques, elle n'en est pas moins associée à un riche ensemble de traditions véhiculées, relues et réinterprétées au fil des textes et de leurs contextes. Il reste toutefois un point névralgique à analyser, la question du nom de Noé et de son rapport avec toute cette histoire ou toutes ces histoires ! L'approche devient ici nécessairement comparatiste puisque Noé n'est ni le premier, ni l'unique héros diluvien.
Perspective comparatiste VI. Le nom et la fonction du héros diluvien
On a vu, en Gn 6,9 (P), que « Noé était un homme juste, parfait parmi ceux de son temps, et qu'il marchait avec Elohîm ». Or, en Gn 5,29 (non-P), « il [Lamek] lui donna le nom de Noé, car, dit-il, 'celui-ci nous apportera, dans notre travail et le labeur de nos mains, une consolation tirée du sol que Yhwh a maudit' ». Cette dernière interprétation est sans conteste de type "midrashique", puisqu'elle transforme la racine verbale du nom de Noé (racine du repos, *nwḥ) en lui échangeant une consonne (*nḥm), lui donnant alors la double signification possible du regret (au nifal) et de la consolation (au piel). Toutefois le scribe de la tradition massorétique prend soin de vocaliser un piel. La nouvelle interprétation du nom de Noé est donc théoriquement au moins double. On peut insister sur cette polyvalence possible parce qu'elle est signifiante dans son contexte littéraire immédiat : en jouant sur le regret, la racine renvoie précisément à l'épisode diluvien (« Yhwh regretta d'avoir fait l'homme sur la terre et il s'affligea dans son cœur », Gn 6,6 non-P ; « car je regrette de les avoir faits », Gn 6,7b non-P), mais en jouant sur la consolation, elle renvoie à l'épisode post-diluvien d'un Noé vigneron qui s'enivre à l'intérieur de sa tente (Gn 9,20‑21 non-P). Il faut ajouter à cela que la racine du repos n'est pas absente du récit du déluge proprement dit, puisqu'on la retrouve en deux endroits-clés, lorsque l'arche vient « se (re)poser » sur le mont Ararat (Gn 8,4 P), puis lorsque la colombe cherche un endroit où « (re)poser la patte » alors que les eaux vont et viennent, laissant apparaître à nouveau la terre (Gn 8,9 non-P). À la lumière de ces différents indices textuels, leur teneur "midrashique" ne fait aucun doute, s'il est vrai que le midrash est avant tout une « étymologie créative ». Le nom de Noé est ainsi mis en relation avec divers éléments du récit, tout en créant des significations nouvelles et ludiques, matière à la réflexion théologique
Cette analyse peut encore être enrichie par une approche comparatiste, puisque les récits de combats divins, dans la littérature mésopotamienne, entretiennent des parallèles et une intertextualité frappante avec les récits relatifs au déluge, et qu'au cœur de ces récits, le verbe du repos (nâḫu) sanctionne la fin des combats et surtout la victoire divine contre le ou les monstre(s). En ce sens, le Noé biblique porte un nom de victoire qui est riche d'une réinterprétation théologique à la gloire du dieu Yhwh. C'est ainsi que le signe de l'arc(-en-ciel), qui est le signe de l'alliance en Gn 9,12‑17, renvoie aussi à la tradition et à la transmission du déluge mésopotamien, dans lequel l'arc comme le déluge sont des armes dans les combats divins. Mais l'arc-en-ciel, l'arme du guerrier Yhwh, est suspendu dans les nuages en signe de paix. Il manifeste aussi la maîtrise et la domination définitives sur la création. Ce n'est donc plus le déluge qui est honoré, voire hypostasié, comme l'arme de la victoire divine et royale par excellence, c'est au contraire le déluge qui est vaincu de manière définitive, puisque, selon la parole divine, il n'aura plus jamais lieu. Le déluge a eu lieu pour démontrer non pas qu'il serait sans cesse combattu et vaincu à travers une médiation royale toujours renouvelée, mais qu'il était définitivement vaincu. Ainsi, en Noé, le « repos » divin est-il manifesté, ce qui signifie, au regard des sources mésopotamiennes, la fin de tous les combats divins et la victoire « éternelle » de Yhwh sur le déluge, que rappelle d'ailleurs le psaume XXIX, 10 : « Yhwh trône sur le déluge, Yhwh trône comme roi éternel ». Non seulement Noé offre à Yhwh son repos, puisqu'il n'y aura plus jamais de déluge sur la terre, mais il semble aussi recevoir son repos de Yhwh : il ne reçoit pas une sagesse en abondance ou en excès, ni une vie éternelle à l'instar de ses confrères mésopotamiens, mais un repos de guerrier, celui de planter une vigne et de voir sa descendance se multiplier ! Nom de victoire, Noé est bien un nom de paix.
Au terme de ce parcours, Noé n'apparaît pas seulement comme la figure héroïque du récit du déluge. Il figure aussi au cœur d'une histoire universelle de justice et de grâce, puisque dans une visée synchronique se situent non seulement la descendance noachique mais également l'alliance divine non réciproque et éternelle avec cette descendance. Cette alliance signifie que, quelle que soit la faute humaine, la présence divine demeure. Qui plus est, à la lumière des sources mésopotamiennes et ougaritaines, il est manifeste qu'en Noé se croisent des traditions d'une grande antiquité qui, dans leur agencement nouveau au sein des livres bibliques, donnent naissance à un héros certes universel mais profondément humain. À la différence de ses confrères mésopotamiens relégués dans une vie divine loin du reste de l'humanité, Noé, lui, finira par mourir, après avoir vécu neuf cent cinquante ans (Gn 9,29).