L'histoire de Caïn et Abel
Le récit de Caïn et Abel a suscité de longue date de grandes difficultés pour l'exégèse biblique. L'analyse de ce texte et de ses effets révèle qu'elles sont causées par les ambiguïtés et les nombreux blancs du récit. L'auteur les a consciemment créés pour démontrer le rapport complexe entre le pêché, le destin et la responsabilité et pour éviter que le texte et son sujet n'apparaissent trop limpides. Un regard jeté en direction de la Septante, du Nouveau Testament, du Coran et des Targums montre comment, dans le judaïsme hellénistique et au sein des trois religions monothéistes, durant l'antiquité tardive, on s'est employé à clarifier les blancs du récit et à expliquer ses ambiguïtés à l'aide de l'exégèse.
Petit rappel :
Les chapitres 2-3 de la Genèse (voir notre article précédant) présentent une version très différente de la création des hommes et de leur séparation avec dieu. Le récit ouvre par un manque : il n'y a pas encore de pluie, et il manque l'homme pour cultiver le sol. Pour remédier à ce manque, Yahvé crée alors l'homme à la manière d'un potier (comme Belet-îli dans les textes mésopotamiens). Yahvé forme Adam avec de la terre (en hébreu 'adamah), mais pour qu'il devienne vivant, il lui faut également, comme dans les mythes mésopotamiens, un élément divin. Cependant la Genèse évite l'idée du sang divin dans l'homme, le sang est remplacé dans la Genèse par le souffle divin que Yahvé insuffle à l'homme dans ses narines et qui le rend vivant. L'allusion au sang n'est peut-être pas totalement absente à cause du jeu de mot entre le sang (dam) et l'homme ('adam) pris de la terre rougeâtre ('adamah).
Gn 2,18 fait un constat anthropologique : l'homme a besoin d'un vis-à-vis, quelqu'un qui lui soit une aide, mais dans lequel il se retrouve ou se reflète. Le même constat sous-tend l'épopée de Gilgamesh. Yahvé curieusement crée les animaux. C'est une manière de souligner la grande parenté entre l'homme et l'animal, parenté qui est évidente dans un contexte rural du premier millénaire avant notre ère, où les hommes et les animaux sont en contact permanent. Apparemment, Yahvé expérimente pour trouver le vis-à-vis adéquat pour l'homme. Il y a, comme dans le premier récit de la création en Gn 1, l'idée d'une cohabitation pacifique entre hommes et animaux qui prendra fin au moment où l'ordre du jardin est perturbé par la transgression de la femme et de l'homme. La femme qui est créée ensuite par une sorte de dédoublement de l'homme primordial représente ainsi un véritable vis-à-vis pour l'homme, mais leur relation reste néanmoins inégale, puisque c'est l'homme qui nomme la femme, comme il a nommé les animaux.
Leur premier état dans le jardin ressemble à celui d'Enkidu après sa création : ils sont nus, n'ont pas l'expérience de la sexualité (en Gn 2-3, il n'existe pas d'ordre de procréer), et ne sont pas encore entièrement différenciés des animaux (bien que l'homme leur ait donné des noms). L'idée de l'expulsion du jardin qui se trouve en Gn 3 reprend le motif de l'expulsion d'un être primordial qui a laissé une trace dans la Bible Hébraïque en Ezéchiel 28. Ce texte applique au roi de Tyr le mythe d'un homme ou d'un être primordial installé dans un jardin qui, comme en Genèse 2-3, s'appelle Éden. En Gn 3, l'agent provocateur de la transgression est le serpent, animal qui tient un rôle important dans les mythologies en général. Dans le récit de la Genèse, le serpent n'a pas d'autonomie car il fait partie des créatures de Dieu, mais joue le rôle d'agent provocateur, il a un côté prométhéen. Par les sanctions que Yahvé inflige au serpent, à la femme, à l'homme, le texte explique comment la souffrance et la mort sont arrivées dans la création, tout en insistant sur le fait que, malgré la sanction divine, la vie reste possible. C'est seulement après la transgression que l'homme donne un nom à la femme, qu'il y a une individualisation. Le nom de חַוָּה Hawwa (Eve) explique que malgré la mort qui est maintenant le destin de tous les hommes, la vie reste possible, via la descendance, la femme pouvant enfanter, donner la vie, et ainsi faire face à la mort. L'expulsion du jardin est une réflexion sur l'autonomie de l'homme face au monde des dieux. L'homme a une certaine liberté face à dieu, mais il faut aussi en assumer les conséquences. En même temps cette liberté est quelque peu limitée, car si le serpent est un agent provocateur, on peut se poser la question de savoir si ce n'est pas Yahvé lui-même qui pousse l'homme à la transgression, pour qu'il occupe son espace à lui.
L'apparition de la violence.
Alors que, la plupart des religions, se sont penché sur la question des origines du monde et de l'homme, et sur la mort, la question de la violence, qui est devenue une question majeure, n'est quant à elle guère traitée sur le plan des mythes étiologiques racontant l'origine de celle-ci. Dans beaucoup de systèmes d'origines, la violence semble aller de soi.
Dans la Bible, la violence c'est le mal (selon non-P) et c'est la violence des hommes (selon P) qui est à l'origine du déluge. Mais d'où vient cette violence ? Contrairement au diptyque de Athra-Hasis, qui présente un réel effort de réflexion sur la création et sur le destin de l'homme et qui fut rédigée en Babylonie, peut-être au XVIIe siècle avant noyer ère, les rédacteurs bibliques ont inséré entre la création de l'homme et le déluge un mythe expliquant l'origine de la violence et qui, à ce jour, ne possède pas d'équivalent dans les mythes du Proche Orient Ancien, c'est l'histoire de Caïn et Abel. La première partie du récit au chapitre 4 de la Genèse (versets 1 à 16) met en scène le fratricide et ses conséquences et comporte un certain nombre de parallèles avec le récit de la transgression en Gn 3.
Genèse Chapitre 4, versets 1 à 16.
Les deux frères Caïn et Abel offrent spontanément des dons sans que Dieu leur ait demandé un tel acte. Le mobile qui les pousse n'est pas précisé. Mais Yahvé ne se comporte pas comme attendu. Il accepte le sacrifice d'Abel mais pas celui de Caïn (littéralement : il regarde le sacrifice d'Abel et ne regarde pas celui de Caïn). Le texte ne nous livre pas le motif. Derrière l'expérience des frères se cache une expérience humaine quotidienne : la vie n'est pas toujours prévisible et elle est faite d'inégalités qui ne sont pas toujours explicables. En Genèse 4, Yahvé confronte Caïn à cette expérience que tout homme doit faire dans sa vie, expérience qui n'est pas toujours facile à supporter. S'agirait-il d'une mise à l'épreuve de Yahvé envers Caïn? L'exhortation divine peut nous le laisser penser, mais malgré celle-ci, Caïn ne parvient pas à surmonter sa frustration. Le verset 8 s'ouvre par « Caïn dit à son frère Abel », mais là encore, le texte ne nous livre rien, et il ne nous révèle pas une bride ce qu'ils se sont dit. Les anciennes traductions ont rajouté : « Allons aux champs ». Mais il faut prendre au sérieux cette absence de parole. Le narrateur a sans doute voulu signifier que Caïn, à la suite de l'exhortation divine, a voulu parler à son frère, mais que, finalement, il n'y est pas parvenu. Le premier meurtre et l'éclatement de la violence seraient-ils liés à l'incapacité de communiquer? Comme en Gn 3, Yahvé sanctionne Caïn qui, comme les acteurs de la transgression en Gn 3, veut d'abord se soustraire à sa responsabilité. Pour Caïn, la sanction divine change son rapport à la terre.
Caïn a compris qu'il a déclenché la spirale de la violence : lui, qui a tué, craint maintenant d'être tué à son tour. Yahvé intervient alors pour protéger le meurtrier et, comme en Gn 3, deux fois. D'abord il annonce une vengeance totale (sept fois) pour celui qui tuerait Caïn - mais on reste alors encore dans la logique de la vendetta : à la violence répond une violence accrue. C'est pourquoi Yahvé change d'idée et protège Caïn par un signe qui empêche de le tuer. Le texte ne précise pas la nature du signe ; ni ceux qui seraient susceptibles de le tuer, ce qui importe au narrateur, c'est l'insistance sur le fait que la vie humaine, même celle d'un meurtrier, est sacrée.
Les descendants de Caïn v 17 à 26
L'installation de Caïn à l'est d'Eden va permettre la naissance de la civilisation, comme le montre la deuxième partie du récit (v. 17-24). La culture et l'avancement technique viennent des descendants de Caïn. Caïn bâtit la première ville et ses descendants inventent la musique et la métallurgie. Le fait qu'un agriculteur devienne fondateur d'une ville se trouve aussi dans l'histoire de la Phénicie de Philon de Byblos, transmise en extraits par Eusèbe, (Praeparatio evangelica 9,20-10,556).
Malgré la violence, la vie demeure donc possible. Mais elle reste fragile et menacée, comme le montrent les versets 23 et 24, qui rapportent un chant de vantardise d'un descendant de Caïn qui annule le signe qui protégeait Caïn. Lamek se vante d'avoir tué pour une simple blessure et d'avoir enclenché à nouveau la spirale de la violence. Ainsi le récit primitif se terminait-il par le rappel de l'omniprésence de la violence et du désir de vengeance.
C'est pourquoi la troisième partie (v. 25-26) du récit retourne à Adam (contrairement à Gn 4,1 ici sans article) et Ève qui procréent une descendance à la place d'Abel. C'est, l'œuvre d'un rédacteur qui veut faire le lien entre Gn 4 et la généalogie de Gn 5. Le nom de Seth est le seul avec celui de Caïn au début de l'histoire à recevoir une explication étiologique. Dans le contexte actuel, ce nom est un nom de remplacement. Le narrateur nous dit que c'est sous Enosh qu'on commence à invoquer le nom de Yahvé. Cette idée est en contradiction avec Ex 3 et 6 où le nom de Yahvé est seulement révélé à l'époque de Moïse. Le rédacteur sait peut-être aussi que l'idée selon laquelle Yahvé ne révèle son nom qu'en Égypte n'est pas partagée par tous les textes de la Torah (p. ex. Gn 15,7) et veut ainsi affirmer que cette révélation s'est déjà faite (pour la première fois) aux origines.
Dans la version sacerdotale du déluge où Dieu redéfinit ses relations avec les hommes (Gn 9), la nouvelle réalité inclut maintenant la possibilité de consommer de la viande, à l'exception du sang. Donc on peut faire violence aux animaux pour qu'ils servent de nourriture. En même temps, on trouve l'ébauche de la loi, plus précisément de la loi du talion. La violence commise sera sanctionnée par la violence, c'est-à-dire par la peine de mort pour un meurtrier.
L'épisode de Caïn et Abel se présente comme le deuxième acte d'une tragédie qui avait pourtant commencé sous les plus heureux auspices. Celui d'un temps cosmogonique où le premier couple humain se trouvait au centre d'un temps immobile et jouissait d'une félicité sans partage. Sans partage, mais pas sans limite. Celui du premier interdit : ne pas manger du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, sous peine de mourir. On connaît la suite : le désir de la femme, suscité par le serpent, l'ayant poussée à la transgression, la précipite avec Adam dans un enchaînement de malheurs. Désormais expulsés du paradis terrestre, Adam et Ève sont condamnés par IHVH à condition humaine qui leur imposera de subir la dureté du travail de la terre, les douleurs de l'enfantement, et la mort. La mort sur terre est donc virtuellement présente avant même que le couple primordial, qui n'a pas d'origine charnelle ni l'expérience de la mort, ait donné la vie à une descendance.
Analyse, avec commentaires de Rachi de Troyes traduction André Chouraqui.
La nomination de Caïn.
וְהָאָדָם, יָדַע אֶת-חַוָּה אִשְׁתּוֹ; וַתַּהַר, וַתֵּלֶד אֶת-קַיִן, וַתֹּאמֶר, קָנִיתִי אִישׁ אֶת-יְהוָה.
Adâm pénètre Hava, sa femme. Enceinte, elle enfante Caïn. Elle dit: « J'ai eu un homme avec IHVH-Adonaï. »
Rachi : L'homme connut : Déjà avant le récit cité plus haut, avant la faute et son expulsion du jardin. Il en est de même pour la grossesse et la naissance [de Qayin], car si le texte avait porté וָיֵדָע wayéda' au lieu de יָדַע yada', cela aurait voulu dire qu'il a eu des enfants après avoir été chassé.
(A) קַיִן Qayin "Caïn" : la racine קנא QNA signifie : être jaloux , tandis que קנן QNN signifie impureté, et קהן QHN qui signifie « acquérir ».
Pour la Bible = le crée, l'acquis / Parce que j'ai acquis קָנִיתִי (qanithi)
Pour les rabbins = le jaloux, l'envieux.
Pour le Zohar = l'impur, le mal.
Avec YHWH : La préposition אֶת eth possède ici le même sens que אִם 'im (« avec »). Lorsqu'Il m'a créée ainsi que mon mari, Il était seul à nous créer. Mais pour cet enfant, nous sommes devenus Ses associés (V. Nidda 31a).
קַיִן Qayin "Caïn"... son frère, הֱבְל Hèvel "Abel" : La préposition אֶת eth apparaît à trois reprises, [devant chacun de ces trois mots]. Cette redondance nous enseigne qu'une sœur jumelle est née en même temps que קַיִן Qayin, et deux sœurs jumelles en même temps que הֱבְל Hèvel. D'où l'expression [au verset suivant] : « elle continua d'engendrer »
(selon Beréchith raba 22, 3).
C'est le 1° monologue après la perte du jardin d'Eden, donc naissance de la Parole avec la naissance de Caïn ? conception conjointement avec Dieu ? double origine, humaine et divine : se prendra-t-il plus tard pour l'égal de D ?
Caïn est donc désigné à la fois comme celui qui est acquis et comme porteur de la jalousie et de la rivalité. « Elle dit : "J'ai eu "acquis" un homme avec IHVH " ». Énoncé qui, en excluant le père réel, Adam, en déniant les liens symboliques de la parenté, ancre d'emblée Caïn dans une histoire libidinale où règne la confusion.
Il semble que la voix du serpent qui susurre « vous serez comme des dieux » soit encore celle qui meut les désirs d'Eve. Acquérir, avoir un fils d' « avec dieu », c'est encore se faire déesse par procuration. Caïn est alors un objet, une « acquisition », sujet réifié, pour réaliser le projet maternel. Tu « seras un Dieu » mon fils et, par conséquent, mon « faire-valoir », le miroir de ma propre puissance.
Caïn, l'ainé, est bien le Fils de sa mère dans le regard de laquelle, en quête narcissique sans fin, ils ne cessent de se mirer l'un l'autre. Dans cette fusion quasi incestuel de l'Aîné avec sa mère, Abel, (qui signifie vapeur buée) le cadet est une buée : il compte pour de « rien » ! Pourtant Dieu, en portant ses yeux sur son offrande, vient lui donner son poids de Gloire (Au demeurant on se demande encore où est Adam dans cette histoire).
Les deux frères.
ב וַתֹּסֶף לָלֶדֶת, אֶת-אָחִיו אֶת-הָבֶל; וַיְהִי-הֶבֶל, רֹעֵה צֹאן, וְקַיִן, הָיָה עֹבֵד אֲדָמָה.
2. Elle ajoute à enfanter son frère, Èbèl. Et c'est Èbèl, un pâtre d'ovins. Caïn était un serviteur de la glèbe.
Rachi : Berger de menu bétail : Puisque la terre avait été maudite, Hèbel a abandonné l'agriculture.
Hèvel (Abel) : le nom signifie buée, souffle, vanité, non dans le sens moral de ce mot, mais dans le sens métaphysique d'inutilité, d'absurdité.
Le texte dit ensuite : « Elle ajoute à enfanter son frère Ebèl ». Ève ne justifie pas cette naissance : elle ne donne pas sens au nom d'Abel comme elle l'a fait pour Caïn, elle ne dit rien de son désir envers lui. Abel peut-il vivre avec ce nom porteur d'inconsistance, lui qui ne l'a pas entendu vivre dans le discours de sa mère ? Par contre, Abel est défini par son lien fraternel à Caïn : la mère donne naissance au mot frère. Abel, l'enfant « ajouté », est ainsi « collé » à son frère par l'absence d'un programme de désir maternel qui ne laisse aucun espace, aucune possibilité pour être identifié comme autre dans la psyché de Caïn.
Caïn est ainsi programmé pour être une personnalité de type « narcissique ». Dans la bible le terme employé est celui d' « impie » (voir Sagesse 1 et 2) : La figure de l'impie et du juste traversent toutes les Ecritures. La parabole du pharisien et du publicain (Luc 18 vert 9 à 14) en donne une image explicite.